Après une semaine de combats meurtriers qui ont causé la mort d’une vingtaine de personnes, Tripoli peine à se relever. Si l’Exécutif a donné à l’armée le feu vert pour une sécurisation musclée des lignes de front, les tensions politiques et confessionnelles restent extrêmement vives. La balle est désormais dans le camp des acteurs locaux.
Depuis sa nomination au Grand Sérail, Najib Mikati est sans cesse tiraillé entre son mandat national qui lui donne la responsabilité de préserver la stabilité du pays, et son mandat législatif, lui le député de Tripoli, soucieux de ménager une communauté sunnite aux nerfs à vif. Jeudi 23 août, le Premier ministre a mis un terme à ces tergiversations. Au sortir d’une réunion sécuritaire, à son domicile tripolitain, à laquelle ont notamment participé le ministre de la Défense Fayez Ghosn, le ministre de l’Intérieur Marwan Charbel et le directeur général des FSI Achraf Rifi, le chef du gouvernement a mis les services de sécurité en ordre de bataille. L’armée est appelée à «préserver la sécurité de la ville par tous les moyens», et la justice à «poursuivre tous ceux qui ont menacé la sécurité de Tripoli». Voilà pour le front sécuritaire. Sur l’aspect communautaire, Najib Mikati a expressément demandé au mufti de Tripoli et du Liban-Nord, cheikh Malek Chaar, de réunir les deux parties pour apaiser les tensions. Craignant que les affrontements entre Mohsen et Tebbaneh ne finissent par contaminer le pays dans son ensemble, les acteurs nationaux veulent forcer un cessez-le-feu.
Des forces armées aux coudées franches
Depuis que le front s’est ouvert autour de la rue de Syrie, l’armée est déployée en masse dans le secteur. Les chars occupent les principaux carrefours, des barrages ont été érigés aux entrées et sorties des quartiers et des soldats lourdement armés patrouillent, les yeux souvent fixés sur les toits. Habituellement aux prises avec des combattants utilisant mitrailleuses et lance-roquettes, aux bruits et aux déflagrations massives, l’armée doit faire face à des tireurs embusqués des deux côtés. Plus d’une dizaine de militaires ont été blessés au cours de la semaine.
Pour agir de manière efficace, la lettre de mission de l’armée doit l’autoriser à entrer à l’intérieur des quartiers pour aller au plus près et intercepter des assaillants. Ces nouvelles règles, le commandant en chef de l’armée, le général Jean Kahwagi, les a mises au point avec le soutien des plus hautes autorités politiques. «L’armée exécute un plan militaire complet et accomplit son devoir en faisant face aux saboteurs, tout en se montrant ferme dans sa riposte aux sources de tirs quelle que soit leur provenance», dira vendredi 24 août un communiqué de l’armée qui s’est vu octroyer un autre rôle.
Dialogue direct
«L’armée fait preuve de sagesse en agissant de manière à ce que la ville ne se transforme en théâtre de guerre sur fond de discorde régionale», poursuit le communiqué explicatif. D’une certaine manière, les autorités ont délégué à l’institution militaire une partie de leurs prérogatives. Pour répondre aux fauteurs de troubles animés par des considérations politiques et communautaires, l’Exécutif lui a donné une mission d’ordre extra-sécuritaire. Un rôle qui lui permet d’émettre des mises en garde d’ordre politique. «Le commandement de l’armée, qui apprécie l’attachement de toutes les forces politiques au rôle de l’armée et à son intervention rapide, appelle les responsables politiques, quelle que soit leur appartenance, à ne pas intervenir dans les événements qui se déroulent sur le terrain dans la ville, à ne pas contribuer à envenimer les différends et à faire preuve de responsabilité nationale dans ces circonstances critiques que traverse le pays. L’armée met en garde contre toute tentative visant à jeter de l’huile sur le feu et à exploiter les tensions régionales pour régler des comptes à l’intérieur, ce qui est nuisible pour tout le monde».
Acteur politique, acteur conciliant. «Etant donné la situation dangereuse et afin d’empêcher l’importation de la discorde au Liban, vu également que le déploiement militaire n’est pas suffisant à lui seul pour protéger la ville et ses habitants, le commandement de l’armée annonce qu’il entamera un dialogue direct avec les responsables et notables de la ville, surtout à Bab el-Tebbaneh et Jabal Mohsen, afin d’étouffer la discorde». L’objectif de l’Exécutif est très clair. Dans la situation de volatilité extrême dans laquelle est plongée la ville, l’armée, seule capable de par sa force de frappe de calmer le jeu, est appelée non seulement à faire cesser les combats, mais également à trouver, sur le terrain, les solutions politiques pour pérenniser la stabilité.
Affrontements communautaires
Jusqu’en ce début de semaine, plusieurs cessez-le-feu ont été décrétés, tous violés. Soit par des incendies de magasins, soit par des affrontements sporadiques. Jeudi, la mort d’un jeune cheikh sunnite de 28 ans, Khaled el-Baradei, a conduit le quartier de Kobbé, au sud de Tebbaneh, à entrer dans la bataille. A la veille de la mise en application du plan de sécurité, l’incident aurait pu mettre à mal les efforts des autorités. Mais, au bout de trois jours de mise en place, le résultat est là. Après avoir interpellé plusieurs combattants, le cessez-le-feu est partiellement respecté. Malek Chaar a exprimé sa satisfaction quant à l’amélioration de la situation à Tripoli. «Nous voulons combattre la volonté maléfique extérieure afin d’éviter toute discorde dans le pays», expliquait-il cette semaine. Un discours repris notamment par le vice-président du conseil supérieur chiite, le cheikh Abdel Amir Kabalan.
Un discours que ne reprennent pas les députés sunnites de Tripoli, membres du Courant du futur. Si Mohammad Kabbara a opté pour la carte conciliatrice, en recevant chez lui à de multiples reprises les acteurs religieux de la ville, Khaled Zahraman se montrait plus sceptique, en affirmant, à la radio, qu’«en dépit des efforts fournis pour faire cesser les combats, la situation peut à tout moment dégénérer». Un avis partagé par Ahmad Fatfat et Riad Rahhal, qui pointent du doigt le quartier de Jabal Mohsen.
Sur un plan plus général, la spirale sécuritaire semble avoir été enrayée. On a paré à l’urgence. Mais les ingrédients d’une éventuelle rechute sont toujours présents. Les prêches incendiaires contre les alaouites d’un côté et les sunnites de l’autre résonnent dans les mosquées. La situation en Syrie est toujours aussi chaotique. C’est sur ce point que le cycle des violences pourrait reprendre. Se joue en ce moment une vraie bataille politique sur le terrain. Selon plusieurs analystes, en agitant le drapeau communautaire, certains acteurs cherchent à créer une zone sunnite, visant à contrebalancer la présence chiite dans la banlieue sud de la capitale. Un projet qui commande à ses instigateurs de briser les frontières politiques au sein de la communauté qui compte encore des soutiens au régime syrien.
Des contacts ont été ainsi entrepris récemment par des figures salafistes avec des figures religieuses traditionnellement proches du 8 mars.
Si les autorités se satisfont du calme retrouvé, le couvercle peut sauter à tout moment. Julien Abi-Ramia
Les habitants paient les pots cassés
Ces combats, c’est la population civile qui en paie fort le prix. Plusieurs femmes et enfants ont déjà péri sous les balles des combattants. Des incendies se sont déclarés dans plusieurs maisons, des voitures ont été brûlées, des commerces sont partis en fumée. De nombreux immeubles ont été totalement abandonnés par les civils. On a même vu des familles qui fuyaient les affrontements en faisant des trous dans les murs de leurs appartements à travers lesquels elles faisaient descendre des échelles en bois. Depuis le début des combats, ce sont des dizaines de familles tripolitaines qui ont fui les accrochages vers les régions avoisinantes, notamment à Denniyé, au vu de l’intensité du trafic sur l’artère reliant les deux villes, et ce, depuis plusieurs semaines.