Magazine Le Mensuel

Nº 3095 du vendredi 2 novembre 2018

general Société

Plus du tiers des Libanais vivent dans la pauvreté

Loin des projecteurs, de nombreuses associations et ONG déploient de gros efforts pour alléger les souffrances des plus démunies. La tâche est titanesque, lorsque l’on sait que plus du tiers des Libanais vivent avec quatre dollars par jour et 10% avec seulement deux dollars.   

Sur la dernière décennie, la faim dans le monde a augmenté, affectant quelque 815 millions de personnes, soit 11% de la population mondiale, selon les chiffres de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Ceci sans compter les différentes formes de malnutrition qui menacent la santé de millions d’individus. Cette augmentation serait essentiellement due à la prolifération des conflits civils et aux chocs climatiques (1). En parallèle, 1,3 milliards de tonnes de nourriture sont gaspillées, équivalent au tiers de la production alimentaire globale. Ce gaspillage plus important à l’Ouest que dans les pays en développement, est colossal au Liban. Le nombre de repas récupérés par les associations et ONG qui visent à aider les plus démunis en atteste, comme par exemple les 200000 repas dont fait état la Lebanese Food Bank récupérés des mariages en 2016 durant la seule saison estivale. Pour parer à ce gaspillage et, surtout, pour essayer de lutter contre la pauvreté galopante dans le pays, des dizaines d’ONG et associations ont vu le jour ces cinq dernières années. Elles sont quelque 12 000 à s’occuper des familles nécessiteuses à travers le pays. Et cela reste insuffisant au vu des chiffres: plus d’un tiers (37,5%) de la population au Liban vit avec moins de 4$ par jour; et 10% dans l’extrême pauvreté, avec moins de 2$ par jour (2). En attendant un plan national nécessaire pour s’attaquer à une question de cette envergure et de cette nature, la société civile s’est organisée. L’aide est apolitique et aconfessionnelle comme le sont la pauvreté et la misère.

Lebanese Food Bank
En 2012, la banque alimentaire libanaise, la Lebanese Food Bank (LFB), est créée à l’image de la Banque alimentaire égyptienne, lancée en 2006, qui a contribué à réduire significativement la pauvreté en Egypte et à favoriser la réinsertion d’un nombre importants d’individus dans le tissu économique et productif. A la demande du Global Food Banking Network, la Banque égyptienne partage son expérience au Moyen-Orient: l’Arabie saoudite, l’Irak, la Syrie, le Soudan, la Mauritanie et le Liban se doteront ainsi d’une banque alimentaire. Au Liban, c’est autour de Kamal Sinno, homme d’affaires dans le commerce des jouets, que se formera le premier noyau de la Lebanese Food Bank, avec des collègues des métiers de la finance, du droit, de la logistique, etc. La banque alimentaire récupère la nourriture gaspillée auprès de restaurants et traiteurs pour les canaliser vers les ONG qui sont, elles, en contact direct avec les bénéficiaires. La pauvreté étant étendue à l’ensemble du territoire avec les pourcentages les plus élevés au Liban-Nord et dans la Bekaa, la Lebanese Food Bank ne peut répondre à tous les besoins. Une logistique bien plus importante serait nécessaire, au vu des normes de qualité et d’hygiène très strictes que l’ONG s’est fixée -elle ne dispose que de cinq camionnettes de livraison. Son activité se concentre surtout à Beyrouth et au Mont-Liban pour ce qui est des repas cuisinés. Pour pouvoir ratisser large, la LFB œuvre avec 70 associations et ONG sélectionnées qui connaissent le terrain et qui touchent environ 200 000 bénéficiaires. L’efficience de la distribution est assurée par des procédures de contrôle d’une grande précision.  
Sami Hochar, co-fondateur de l’Amicale des Restaurants du Cœur, un des partenaires de la LFB, se dit «impressionné par le travail accompli par la LFB, par sa structure et son professionnalisme». L’Amicale des Restaurants du Cœur avait été fondée au début des années 80, pour accueillir l’afflux de Libanais déplacés, fuyant la guerre et les exactions et ayant tout perdu, comme les habitants de Damour et du Sud notamment. Antoinette Kazan, assistante sociale, les recevait dans un premier temps chez elle à Sin el-Fil. Avec les dames du quartier, elles cuisinaient et leur ouvraient les portes de leurs maisons où un repas leur était servi et où ils se retrouvaient autour d’une partie de tric-trac et prenaient un peu de distance de leur quotidien. Contacté par Mme Kazan, l’ancien président Charles Hélou leur facilitera par la suite l’accès à un local d’accueil octroyé par la municipalité de Sin el-Fil. Le provisoire devient permanent. La fin de la guerre ne s’accompagne pas de la fin de la misère: «Celle-ci a changé de forme», explique Sami Hochar. «Parfois, les bénéficiaires s’avèrent être des amis, des voisins; des gens ayant subi des revers de fortune du fait de la guerre et qui n’ont pas pu se remettre debout. Certains d’entre eux ne viennent pas au centre, la gêne étant forte; l’Amicale leur envoie les repas à domicile». Les fondateurs des Resto y déjeunent parfois avec leurs amis et les bénéficiaires car «l’idée n’est pas seulement de distribuer de l’aide mais c’est aussi d’assurer une présence et de l’attention, de partager un repas et un moment ensemble». Actuellement, l’Amicale fournit 300 repas par jour, dont 100 à 125 à des personnes qui font le déplacement au centre, le reste étant envoyé à domicile. Elle distribue également 300 sandwiches dans les écoles publiques à Nabaa et une fois par semaine de la nourriture à cinq ou six autres centres restos informels, gérés par des groupes de femmes dans les églises ou les quartiers qui cuisinent à l’intention des personnes démunies. Durant la guerre, on comptait 21 restos. L’Amicale ne cherche pas à soulager exclusivement les Libanais du fardeau du quotidien: nombreux sont les Irakiens et Syriens, venus au moment de l’exode, trouver un soutien auprès d’elle. Elle continue également à distribuer des médicaments tous les matins, à se mobiliser pour une famille qui a des difficultés à payer l’opération d’une petite fille, ou une autre qui ne peut rassembler les frais d’enterrement de l’un des siens. Elle fait appel aux donateurs fidèles, que ce soit en nature ou en financement: philanthropes ou fondations de grandes entreprises etc. Les dons peuvent prendre différentes formes: du cash mais aussi des pommes d’un verger, de l’huile de la montagne, des boîtes de conserve, du fromage, de la viande.
Le nombre d’initiatives informelles a diminué, les réseaux d’aide s’étant structurés au lendemain de la guerre. Les associations et ONG créées ont alors bénéficié des dons et financements européens, qui ont tari quelques années plus tard, pour reprendre au lendemain de la guerre de 2006 durant quelques années seulement. Sauf que les répercussions des guerres sont bien plus persistantes que la durée de l’aide internationale, contingente à l’évènementiel. «Le nombre de bénéficiaires par mois a drastiquement augmenté durant la guerre de 2006 et a continué crescendo», explique Sandra Klat, directrice de l’association qui soutient actuellement une vingtaine de milliers de bénéficiaires libanais, principalement dans Beyrouth et ses environs. L’association, qui avait commencé avec l’alimentaire, a élargi son champ d’intervention aux frais de scolarisation, de santé mais aussi au paiement des loyers, à la réhabilitation des logements. Elle a ouvert un centre d’accompagnement d’élèves en difficulté, l’éducation étant une des voies de l’autonomisation, ce que vise au final Bassma. Des stages de formation et des offres d’emploi sont proposés aux parents, dans ce même but, de même qu’un soutien psychologique, l’association cherchant à développer la «résilience et l’autonomie financière, morale et psychologique».  Les profs de l’association sont des bénévoles venant d’établissements privés.

Le bénévolat
Sandra Klat souligne le rôle fondamental du bénévolat: Bassma fonctionne avec seulement 4 employés mais 12 000 heures de bénévolat, pour la plupart fournies par des lycéens et universitaires. Beaucoup d’autres associations ont également recours au volontariat, bien que sa nature ait aussi évolué, selon la jeune femme: «Les bénévoles ne restent pas longtemps; c’est un soutien ponctuel, il n’y a pas un engagement dans la durée comme à l’époque où nous avions fondé cette association; idem pour ce qui est de l’approche et la communication avec les bénéficiaires.
Si le bénévolat est avec le mécénat et l’aide internationale, un des modus operandi du secteur, le financement demeure un des soucis premiers des acteurs. La dynamique directrice de Bassma partage son expérience: «De 2006 à 2009, nous recevions des fonds de la Banque mondiale; mais l’aide étrangère est conditionnée et trop dépendante du moment, de contraintes bureaucratiques et d’agendas politiques, qui ne sont pas forcément en relation avec les réalités du terrain. C’est pour cela que nous nous sommes retournés vers le CSR des grandes entreprises et banques libanaises, plus pragmatiques. Cette année, même les banques ont retiré ou réduit leur soutien et l’aide internationale est concentrée sur les réfugiés syriens; Bassma est concentrée sur les Libanais».

L’unité fait la force
Que faire lorsque les dons diminuent mais que la pauvreté et les besoins continuent de croître? Ni le bénévolat, ni le mécénat privé, le plus souvent articulé autour d’une figure pivot et charismatique, ne peuvent constituer à eux seuls un mode de fonctionnement pérenne, pour un problème de cette ampleur et de cette profondeur. Quid de la suite lorsque ces figures ne seront plus là? C’est pour penser la continuité et l’institutionnalisation des mécanismes d’aide et de lutte contre le gaspillage que Bassma, FoodBlessed, ACT, l’Amicale des Restaurants du Cœur et la LFB se sont regroupés  pour former la Lebanese Food Coalition, sur l’impulsion des Nations Unies. Une campagne de sensibilisation à la thématique Zero Hunger sera lancée bientôt; une loi concernant la réduction et la lutte contre le gaspillage alimentaire a été proposée par ACT… La Lebanese Food Coalition aura sans doute des plans d’action à proposer au Ministère des Affaires Sociales dont elle dépend. L’implication du secteur public, quelle que soit sa forme, est nécessaire.

Nicole Hamouche
 

1: The State of Food Security and Nutrition in the World 2017 report
2: UNDP Lebanon report

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