Magazine Le Mensuel

Nº 2852 du vendredi 6 juillet 2012

En Couverture

L’Adjarie, un nouveau Kosovo? Bras de fer turco-russe dans le Caucase

La République autonome d’Adjarie est littéralement envahie par les Turcs qui, à coup de milliards de dollars, ont pris le contrôle de l’industrie touristique et placé leurs pions aux postes-clés de l’administration de la région. Ce phénomène, qui s’accompagne d’importants mouvements migratoires à partir de la Turquie, rappelle le scénario kosovar et pourrait à terme non seulement menacer l’intégrité territoriale de la Géorgie déjà amputée de deux de ses régions autonomes, mais aussi affaiblir la position de la Russie dans l’ensemble de la région.

 

Nathalie Ouvaroff, Moscou
L’éclatement de l’Union soviétique en 1990, accompagné du réveil des pulsions nationalistes, a ravivé l’intérêt de la Turquie pour le Caucase. Profitant de la vague antirusse, des problèmes de frontières, des tensions interethniques entre les Républiques (Azerbaïdjan-Arménie) et enfin des aspirations des minorités ethniques à davantage d’autonomie, Ankara effectue un retour en douceur en Transcaucasie, d’où elle a été chassée par les armées russes au XIXe siècle. La Turquie, s’appuyant sur les communautés turcophones, tisse des liens de bon voisinage avec les Républiques caucasiennes tout en évitant soigneusement les conflits d’intérêts avec la Russie dont elle reconnaît la prééminence. Dans ce contexte, Ankara se pose en leader régional, se contentant d’assurer ses intérêts économiques et d’exploiter sa position dans le domaine énergétique au carrefour des pays offreurs et demandeurs d’hydrocarbures. 
Cette prudence que les milieux islamistes radicaux, partisans du pantouranisme, critiquent sévèrement, s’explique par la peur des autorités turques de s’engager dans cette région particulièrement  instable et de devenir de facto «le gendarme du Caucase» dans le cadre du projet américain d’intégration de l’isthme caucasien à la sphère d’influence européenne. Reste que la réserve observée par Ankara n’empêche pas Moscou d’accuser la Turquie d’attiser les rébellions dans le Nord-Caucase d’envoyer des mollahs prêcher la bonne parole et d’aider financièrement les mouvements islamistes radicaux dans les Républiques turbulentes, en particulier l’Ingouchie et le Daguestan.

La donne change en 2008
La guerre russo-géorgienne (été 2008) change la donne. Le dépeçage de la Géorgie, initialisé par le Kremlin sous prétexte de protéger des citoyens russes menacés d’extermination par l’armée géorgienne, puis  la russification des zones de conflit, conséquence de la  reconnaissance par Moscou des deux Républiques séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie, renforcent la position de la Russie au détriment de celle de la Turquie.
Ankara, neutre lors du conflit, tente de jouer les bons offices et se pose en médiateur. Le 3 août 2008, le Premier ministre turc, Recep Erdogan, se rend à Moscou avec dans ses cartons une plateforme de coopération et de stabilisation du Caucase, basée sur les principes de souveraineté des Etats et d’intangibilité des frontières. La proposition est bien accueillie par l’Arménie et l’Azerbaïdjan, et la Russie donne son accord à condition que les Etats-Unis n’y soient pas associés. Par contre, Tbilissi refuse.
Dans le même temps, la Turquie renforce ses liens avec les Républiques de Transcaucasie, en particulier avec la Géorgie, véritable nœud énergétique où se croisent dans la province de Samtsikhe Djakvahkétie, située aux frontières de la Turquie et de l’Arménie, deux pipelines, BTC (Bakou–Tbilissi-Ceyan) et BTE (Bakou-Tbilissi-Erzeroum), et la voie ferrée Kars-Tbilissi-Bakou.
La colonisation «soft» de l’Adjarie s’inscrit dans ce contexte et a été facilitée par l’attitude de la Russie vis-à-vis de Michel Saakashvili non seulement vilipendé, mais ridiculisé par le Kremlin.
L’Adjarie, enclave musulmane dans un pays chrétien, fait sécession en 2002 sous la direction de son gouverneur Aslan Achibadze qui avait été nommé en 1991 pour ramener l’ordre. Il démissionne en 2004 sous la pression conjointe des Etats-Unis et de Poutine à la suite des manifestations qui suivent la révolution des roses à Tbilissi. Il rentre     en Russie dans les bagages d’Igor Ivanov, ancien ministre des Affaires étrangères et actuel président du Conseil de sécurité nationale, dépêché sur place pour empêcher toute effusion de sang et ramener l’Adjarie au sein de la Géorgie.
Pendant cette période, la présence turque est discrète et se compose principalement de trafiquants d’armes intéressés par le matériel abandonné par l’armée rouge et de membres de la mafia de la drogue, qui plantent des cocaïers et exportent via Batoumi la cocaïne vers l’Europe.
Fin 2008, la Turquie renforce sa présence en particulier en Géorgie et des Turcs toujours plus nombreux s’installent en Adjarie. Cette colonisation s’effectue en douceur. Les Turcs utilisent pour séduire les Géorgiens un cocktail détonnant mais efficace: investissements, mouvements migratoires, religion…
25000 citoyens turcs installés en Adjarie ont reçu des passeports géorgiens, ils voteront aux prochaines élections présidentielles et parlementaires fort probablement pour le parti de Saakashvili… comme remarquent amèrement les responsables de l’opposition;
70% des investissements sont turcs. Les Turcs contrôlent le tourisme, administrent l’aéroport de Batoumi qui assure des liaisons régulières avec la plupart des provinces turques. Ils construisent des mosquées, la petite République en compte plus de 180, et une nouvelle grande  mosquée devrait être construite à Batoumi malgré les protestations des habitants qui se réclament de la religion chrétienne.
D’un autre côté, la côte entre Batoumi et la frontière turque pullule de bordels contrôlés par les Turcs qui font venir des filles d’Asie centrale pour satisfaire les touristes en mal d’exotisme. Ce tourisme sexuel qui tend à devenir la spécialité de la région a provoqué la colère des habitants du village de Gonio, qui sont descendus dans la rue pour protester contre la transformation de leur village en une maison close. Quant à l’opposition, elle laisse entendre que les autorités ferment les yeux pour des raisons bassement matérielles. 
Reste que la présence turque en Adjarie ne fait pas l’unanimité, loin s’en faut. Pour le gouverneur de la province, levan Varshalonidze, l’Adjarie connaît un développement quasi miraculeux. «Il y a cinq ans, l’Adjarie pouvait être comparée aux autres autonomies. Maintenant, notre République donne l’exemple d’un développement harmonieux qui aurait pu être celui des autres Républiques si elles étaient demeurées dans le giron de la Géorgie», dit-il.
Le politologue Ramaz Sakvalidze est moins euphorique. La Turquie est notre voisin, nous entretenons avec elle d’excellentes relations ;  reste que l’influence turque en Adjarie est excessive. Quant à G. Bagatouria, expert proche de l’opposition, il reproche aux autorités leur attitude passive: «Les Turcs n’investissent pas en Adjarie par amour de leurs frères orthodoxes… Le silence des autorités face à l’attitude turque en Adjarie est honteux. Si demain des forces radicales arrivent au pouvoir à Ankara, on peut craindre un scénario semblable à celui du Kosovo ou de l’Abkhazie, souligne-t-il avant de conclure: «Nous n’abandonnerons jamais l’Adjarie, c’est notre terre, notre cœur, notre moelle épinière, elle ne sera pas le jouet des manipulations des Turcs et de certains Géorgiens».

N. O.

 

L’Adjarie
La République autonome d’Adjarie fait partie de la Géorgie; d’une superficie de 3000 mètres carrés, elle compte environ 400000 habitants. Située au sud-ouest de la Géorgie, elle a une frontière commune avec la Turquie. Les Adjars se distinguent des autres habitants de la Géorgie par leur religion; ils sont en majorité musulmans, néanmoins depuis la fin de l’URSS, l’intégration dans la Géorgie a provoqué une certaine rechristianisation.
Dans l’antiquité, l’Adjarie était ce que les Grecs appelaient la Colchide. Au XVIIe siècle, la principauté géorgienne de Gouri est conquise par les musulmans Ottomans et devient l’Adjarie. Elle sera occupée par la Russie au XIXe siècle (traité de San Stefano). Pendant l’époque soviétique, elle devient la République autonome d’Adjarie.

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