Magazine Le Mensuel

Nº 2942 du vendredi 28 mars 2014

Musique

Matar d’Oumeima el-Khalil. Les sanglots de la terre

Kafka préconisait d’atteindre ce point à partir duquel il n’est plus de retour. Oumeima el-Khalil vient de l’atteindre. Et ce point dans son parcours s’appelle tout simplement Matar, une composition de Abdalla el-Masri sur un poème de Badr Chaker el-Sayyab.
 

L’album Matar est très loin de s’écouter facilement, accessoirement, arbitrairement, comme une musique qu’on met au diapason de la vie, sans jamais l’oublier toutefois − peut-on oublier la musique! −, et à laquelle on revient de temps en temps, souvent parfois, en raison de fulgurances conjointement musicales et humaines. Matar est loin d’entrer dans cette catégorie. C’est qu’il ébranle tout le spectre des émotions. Intensément. Profondément. Jusqu’au tressaillement de la chair.
Matar est le fruit de la collaboration entre Oumeima el-Khalil, le compositeur Abdalla el-Masri, le pianiste Rami Khalifé et l’orchestre symphonique Capella of Russia, dirigé par Valery Polyansky. C’est à la requête d’Oumeima el-Khalil que Abdalla el-Masri s’est attelé, il y a trois ans, à l’écriture de cette composition après deux ans d’hésitation quant au texte à mettre en musique. C’est par hasard, comme il l’explique, qu’il est tombé sur le célèbre poème du poète irakien Bader Chaker el-Sayyab, publié en 1960. 
Et durant trois mois, jours et nuits, il a composé sans relâche, choisissant le piano comme instrument principal en ayant en tête le nom de Rami Khalifé avec qui il avait 
déjà collaboré.
Cet opus marquera sûrement un tournant dans la carrière d’Oumeima el-Khalil. Il ne s’agit pas d’un album de rupture, mais d’une évolution qui se préparait, volontairement, progressivement, pour éclore en cet ultime opus. Pour Oumeima el-Khalil, «le poème de Sayyab se répercute profondément dans la symphonie de Masri à tel point que cette dernière finit par ressembler à Ounchoudat al-Matar. Un poème à travers lequel, ajoute-t-elle, je me réfère à nos pays, le Liban, la Syrie, la Palestine, l’Irak, l’Egypte, la Tunisie, le Maroc, l’Algérie, le Soudan, la Lybie, le Golfe et à chaque terre déchirée sur cette planète. Une volonté de paix et de compassion qui lave sans effacer».

 

Quand la musique se fait émotion
Matar nécessite une première écoute attentionnée, concentrée, méditative, initiatique. Non parce qu’il est hermétique, mais parce qu’il éveille tous les sens. Chaque écoute fait naître l’envie d’une autre écoute, d’une écoute autre, pour aller plus avant encore au fond des sentiments humains, pour sonder ce secret qu’éclaire la musique. Et la terre semble lancer ses sanglots pétris dans la musique, dans la voix d’Oumeima el-Khalil, à la fois pure et puissante, à la fois gémissante et résistante. Au cœur de cette tension où la douleur se fait d’autant plus poignante qu’elle ne cesse de résonner même quand la musique s’arrête. Au fil de la composition, au fil de la voix, au fil des mots, une errance au détour de certaines plages qui donnent l’impression d’être plus apaisantes comme pour mieux préparer la tempête de notes qui s’imbriquent et montent en crescendo dans la tragédie qui s’écrit, dans la douleur qui s’effeuille, jusqu’à l’intensité du moment fait musique, de la musique faite émotion pure. Et la symphonie vous happe précisément par ce déluge de perceptions qui s’organisent, toujours emmêlées, toujours organiques, toujours idéales, toujours plus près de l’homme. Parce qu’elles le révèlent à lui-même. Parce qu’elles l’apaisent.
Matar effeuille ce moment intense où, à travers la musique, la tragédie se déploie à l’auditeur comme «le spectacle d’une grande infortune». Cette grande infortune, celle de la nation arabe, où quêter une moindre notion de justice serait en contradiction même avec l’essence de la tragédie. «I cry out to the Gulf: O Gulf, giver of pearls, shells and death!/And the echo replies, as a whimper: O Gulf, giver of shells and death». «A whimper», il ne reste que ce sanglot, ce long sanglot des pays du Golfe, où la quintessence de l’espoir s’estompe de jour en jour, où l’espérance reste accrochée, illusoire, à un mot vidé de sens et qui n’aspire à le retrouver qu’au détour d’une note, d’une pluie qui lavera tout.

Nayla Rached

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