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Nº 2964 du vendredi 29 août 2014

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De la Békaa au Akkar, les chrétiens s’arment. Les sentinelles de l’ombre

Après la bataille de Ersal, qui a opposé l’armée aux jihadistes, des comités de vigilance se sont constitués dans les localités chrétiennes aux frontières avec la Syrie. Leur action se limite à des patrouilles de surveillance, laissant aux services de sécurité l’usage de la force. Mais ces civils armés se disent prêts à défendre leurs terres et leur identité. Dans la Békaa et au Nord, Magazine a recueilli le témoignage de plusieurs d’entre eux.

Les associer aux milices chrétiennes qui ont sévi pendant la guerre civile serait une erreur. «Nous ne sommes que des citoyens qui défendons nos familles et nos racines», répond Elie. «Cette accusation, ce n’est que de la récupération politique», soupire Tarek. Abdallah, qui a vécu les années noires, conclut: «Nous avons appris les leçons du passé, elles sont profondément ancrées, mais nous ne pouvons pas rester les bras croisés à attendre qu’ils viennent nous rayer de la carte». Colère, détermination et instinct de survie. Leur engagement clandestin, ils l’ont mûri pendant des semaines. Le flot des réfugiés syriens et sa cohorte de combattants charriés par le conflit voisin ont instillé le sentiment d’une invasion incontrôlée. Nos trois témoins disent en chœur vouloir venir en aide aux services de sécurité «débordés par la situation». Le traitement que l’Etat islamique a réservé aux chrétiens d’Irak a réveillé les consciences et les difficultés de l’armée à Ersal ont sonné la mobilisation. En première ligne, Elie, Tarek et Abdallah ont décidé de réagir. Pour des raisons évidentes de sécurité, leurs véritables noms ont été modifiés.
 

Rondes et notification
Elie est originaire du village à majorité grecque-catholique de Qaa, situé à une vingtaine de kilomètres de la frontière qui sépare le nord de la Békaa de la Syrie. A 32 ans, il est le cadet d’une famille qui possède une ferme et un petit lopin de terre agricole, comme nombre de familles de la région. Ses parents et ses sœurs ont quitté la zone, il y a plusieurs semaines, «dès que les premières roquettes sont tombées sur les terres d’un ami à nous», raconte Elie. «De Qaa et des alentours, toutes les familles ont installé parents, femmes et enfants autour de Beyrouth et ont laissé un homme sur place pour garder un œil sur leurs terrains». Il poursuit: «Pour couvrir les milliers d’hectares de friche, avec quelques personnes, nous avons organisé un système de rondes de nuit pour éviter que ne s’installent les indésirables».
Comment fonctionnent ces rondes? «Nous ne sommes que quelques dizaines. Nous avons instauré un roulement quotidien. La nuit tombée, avec nos torches, nos talkies-walkies et nos armes à la main, nous patrouillons». La patrouille, dit Elie, est dirigée par «un ancien membre des services de sécurité», sans donner plus de détails. «Nous nous contentons de signaler aux autorités compétentes les mouvements suspects, en totale coopération avec la municipalité». Elie compare son groupe aux comités civils américains qui surveillent la frontière avec le Mexique pour signaler la présence d’immigrés clandestins. «Nous ne faisons que notre devoir de citoyens», renchérit-il.
Interrogé sur la provenance des armes de moyen calibre qu’il porte à l’épaule, Elie coupe court. «Ce sont toutes des armes que nous possédons. Elles n’ont pas encore servi, mais si nous venions à nous retrouver en situation de légitime défense…». Elie trace lui-même la ligne jaune.        
Tarek habite «près de Ras Baalbeck». Il a, lui aussi, une trentaine d’années. «Ersal n’est qu’à cinq kilomètres à vol d’oiseau», ajoute-t-il. Son discours est d’une teneur plus politique, plus à fleur de peau. «Les islamistes ont les chrétiens comme cibles privilégiées». Pour lui, le Hezbollah et l’armée livrent le même combat, contre le même ennemi. «Si nous ne faisons rien, ils finiront par nous massacrer. Vous avez vu ce qu’ils ont fait avec nos frères en Irak?». La bataille de Ersal a fait office de déclencheur. «Il faut absolument les déloger», s’emporte Tarek. «Nous sommes en danger, nous devons protéger nos maisons et nos églises et, s’il faut prendre les armes pour cela, je le ferai sans hésiter».

 

Cordon sécuritaire
La nuit, c’est un véritable cordon sécuritaire qui se déploie de Qaa jusqu’à Deir el-Ahmar, en passant par Fakiha et Ras Baalbeck. Au total, selon plusieurs témoignages recueillis sur l’ensemble de ces villes, ce sont quelques centaines de personnes qui organisent ces rondes de surveillance. L’embryon d’une milice? Tarek exulte. «Nos armes ne viennent d’aucun parti ou d’organisation, ni du Hezbollah ni d’ailleurs. Nous ne sommes sous aucune autorité politique. Nous nous plaçons sous l’autorité de l’Etat et de l’Armée libanaise qui a souffert à Ersal». Dans ces localités, les autorités municipales saluent «une saine mobilisation de citoyens». La coopération avec les services de sécurité peut aller, comme à Deir el-Ahmar, jusqu’à la constitution d’une chambre des opérations regroupant militaires, policiers et des civils qui ont servi dans ces corps.
La journée du 15 août, fête de la Vierge, ces comités de vigilance se sont déployés en force, anticipant des troubles autour des églises, pour protéger la foule de fidèles bravant la peur, comme un acte de «résistance civile, populaire et chrétienne», proclame Tarek. Dans les paroisses, leur présence rassure. L’archevêque grec melkite-catholique de Baalbeck, Mgr Elias Rahal, s’est publiquement prononcé pour la création d’une armée civile de protection des villages frontaliers avec la Syrie aux côtés de l’Armée libanaise, pointant le risque potentiel que Zahlé soit visé.      
Les craintes des chrétiens de la Békaa sont également partagées par ceux qui habitent la région du Akkar. Abdallah, 52 ans, habite avec sa famille près de Kobayat. Il n’était pas prédestiné à participer à des patrouilles de surveillance, mais il situe les ressorts de sa mobilisation dans l’histoire récente du pays. «La région du Akkar a toujours été peuplée de chrétiens et de musulmans, mais au cours de ces quarante dernières années, plusieurs accrochages ont eu lieu. Avec les événements en Syrie, les tensions se sont considérablement exacerbées». Abdallah assiste avec affolement au flux de réfugiés syriens. «Nous nous devons de nous mobiliser parce que visiblement, et on l’a vu à Ersal, l’armée, les FSI et les services de renseignements sont débordés. Qu’il n’y ait aucune ambiguïté, je me place sous le parapluie de l’Etat et me soumets totalement à son autorité». Il poursuit. «Dans le village, 80 à 90% des habitants sont des membres et d’anciens membres de l’armée et de la police. Notre sens du devoir est toujours intact. C’est dans le respect total des lois et du cadre d’action des institutions que nous effectuons ce travail de surveillance. C’est avec fierté que je leur ai proposé mon aide». Le chef de famille pense d’abord aux siens. «Ce sont eux que je défends. Nos armes n’ont jamais servi. Nous laissons cette responsabilité à ceux qui l’ont. Nous, nous ne sommes que des yeux».
Motivées par le sens du devoir envers les leurs, ces sentinelles de l’ombre mettent en avant le respect des règles. Mais, avec leur arme en bandoulière, la légitimité qu’elles se donnent posera, dans l’hypothèse d’une confrontation directe, la question de la sécurité personnelle soulevée par les partis politiques (voir encadré). Tous l’ont dit, les bruits sur l’existence de formations accélérées ou d’entraînements au maniement des armes organisés par les partis chrétiens relèvent du fantasme. Contrairement aux menaces que font peser les terroristes islamistes sur les chrétiens, elles sont bien réelles.

 

Les partis chrétiens attentifs
La mise en place de patrouilles de surveillance est l’objet d’un vrai débat au sein des partis politiques chrétiens. Du côté du Courant patriotique libre (CPL), on salue la mobilisation de ces chrétiens menacés par Daech qui prennent leur destin en main en appui aux forces armées qui, seules, disposent du droit à l’usage de la force. Niant l’existence de camps d’entraînement du parti dans la Békaa-Nord, le CPL explique que personne ne peut interdire à des citoyens de patrouiller si aucune loi n’est enfreinte.
Du côté des Forces libanaises, on dénonce les appels directs et indirects au recours à l’autodéfense. Certifiant qu’il se tiendrait aux côtés de l’armée en cas d’une confrontation à grande échelle, le parti explique que la protection des Libanais passe par l’exercice du contrôle des frontières par l’Armée libanaise, l’interdiction du passage d’armes et de combattants, l’application stricte de la résolution 1701 des Nations unies et par le retrait du Hezbollah de Syrie.

Julien Abi Ramia

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