Magazine Le Mensuel

Nº 3108 du vendredi 6 décembre 2019

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Economie et finances. Le cercle vicieux

 Un soulèvement sans précédent secoue le Liban depuis le 17 octobre. Cette révolte trouve ses racines dans la banqueroute de l’Etat, résultant de la politique économique et financière adoptée par la classe au pouvoir, durant les trente dernières années.

Pour tenter de comprendre la crise financière actuelle, une lecture historique de l’approche financière et économique de l’Etat s’impose aujourd’hui. Ces choix s’articulent sur plusieurs axes: une économie centrée sur les services et donc hautement dépendante du contexte régional, peu diversifiée et rentière. La décision de la Banque Centrale (BDL) de lier la livre libanaise au dollar en maintenant la parité à 1 515 L.L. par rapport au dollar et, finalement, le soutien inconditionnel apporté par le gouverneur aux responsables politiques, indépendamment des réformes que ces derniers doivent entreprendre, ont tous contribué au pourrissement actuel. A la fin de la guerre et à la suite des accords de Taëf assurant la mainmise de la Syrie sur le Liban avec la bénédiction américano-saoudienne, le milliardaire libano-saoudien Rafic Hariri est désigné Premier ministre.
Alors que les négociations de paix israélo-arabes ont commencé, il envisage de faire du Liban le Hong-Kong du Moyen-Orient, avec en toile de fond un projet de reconstruction de plus de 18 milliards de dollars visant à transformer le pays en une plateforme touristique et financière.

Des secteurs dépendants. Ces deux secteurs sont toutefois fortement dépendants des fonds provenant de l’étranger, que ce soit par l’entremise de riches Arabes ou de la diaspora libanaise. Les Libanais résidant à l’étranger et les touristes arabes contribuent à plus de la moitié des réservations touristiques dans la phase suivant l’accord de Doha, en 2008. Les méga-appartements luxueux destinés aux Arabes fortunés se hérissent dans le ciel de Beyrouth. Le secteur immobilier s’est considérablement développé à la suite de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth et s’étend au reste du Liban qui connaît une forte poussée spéculatrice dans la phase précédent 2008. Cependant, le tourisme et l’immobilier sont touchés de plein fouet dès le début de la guerre en Syrie.
La guerre en Syrie crée un environnement politique et de sécurité instable au Liban. Cette tendance est exacerbée par le ralentissement économique dans les pays du Golfe après la forte baisse des prix du pétrole et la guerre au Yémen qui rogne le pouvoir d’achat des touristes et des investisseurs arabes, ainsi qu’une partie de la diaspora. En effet, plus de 400 000 Libanais résident dans les pays du Golfe. Les deux années de vacance à la présidence et la crise provoquée par la démission forcée du Premier ministre Saad Hariri en novembre 2017 impacte la confiance des investisseurs. La banque centrale fait face à la stagnation en fournissant des prêts au logement subventionnés qui maintiennent le niveau élevé des valeurs immobilières.

L’essor du secteur bancaire. Les banques souffrent également durant cette période. Ce secteur a connu une croissance importante dans les années d’après-guerre. Les dépôts dans le système bancaire libanais, estimés à 3,5 milliards de dollars en 1987, sont en effet passés à 170 milliards de dollars en 2018, soit plus de quatre fois le PIB. Cet essor est dû à la décision prise après 1992 par le ministère des Finances et la Banque centrale, d’entreprendre des émissions régulières de bons du Trésor qui contribuent à des taux d’intérêt élevés, en particulier sur la livre libanaise. Ces taux d’intérêt élevés se répercutent sur l’endettement du Trésor, l’Etat surpayant ainsi le financement de sa dette. Les banques investissent donc dans les bons du Trésor et ne diversifient plus leurs risques. Elles prêtent de moins en moins à un secteur privé affaibli par la guerre civile qui a entamé sa capacité productive. De plus, le différentiel de taux entraîne souvent la spéculation et l’enrichissement des classes les plus fortunées. «Ces bénéfices alloués à la classe rentière ne sont pas distribués de manière égalitaire», admet un économiste proche du pouvoir d’alors s’exprimant sous couvert d’anonymat.

Les méfaits de la dollarisation. L’utilisation massive du dollar dans l’économie libanaise et la parité maintenue du cours de la livre par rapport au dollar par la Banque centrale s’accentue. Selon l’économiste Marwan Mikhael, directeur de la recherche à la Blom Bank, les gouvernements qui se sont succédé après le conflit civil n’ont jamais réussi à rétablir la confiance des investisseurs dans les niveaux d’avant-guerre. «Les taux de dollarisation ne sont jamais descendus sous la barre des 50%», commente-t-il. La BDL décide de défendre à tout prix la livre libanaise. La forte volatilité des taux de change et une possible dépréciation de la monnaie nationale ayant généralement un impact sur la stabilité. «C’est un choix qui peut être discutable», précise l’économiste cité précédemment qui a choisi de s’exprimer sous couvert d’anonymat.
De plus, les chocs qui déstabilisent le Liban se prolongent de plus en plus dans le temps. «Premièrement, l’agression israélienne de 1996 appelée ‘Opération raisins de la colère’ a duré plusieurs semaines. Deuxièmement, l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri en 2005 a entraîné une fuite de capitaux pendant plusieurs mois. Troisièmement, la guerre israélienne de 2006 a paralysé l’économie plus de trois mois. Les chocs précédents avaient cependant en moyenne une durée limitée d’environ trois mois, tandis que le choc actuel (avec la guerre en Syrie) se poursuit depuis 2011», ajoute M. Mikhael. Les avoirs de la banque centrale fondent donc comme neige au soleil. La classe politique en perpétuel désaccord ne procède à aucune réforme et exploite cette situation pour piller les caisses de l’Etat, ce qui alourdit la dette publique.
La dette, qui atteint le niveau de 35 milliards de dollars en 2005, passe à plus de 86 milliards de dollars en 2019. Selon M. Mikhael, l’excédent de la balance des paiements accumulé de 2006 à 2010 est éliminé au
cours des huit dernières années. «Le Liban dégage un excédent de 19,5 milliards de dollars de 2006 à 2010, tandis que la balance des paiements (différence entre les paiements entrants et sortants d’un pays) vire au rouge à partir de 2011, enregistrant un déficit cumulé de 18,5 milliards de dollars à la fin juillet 2019», explique-t-il. Ainsi le déficit grimpe de 3,1 milliards de dollars en 2014 à 6,2 milliards de dollars en 2018, selon des chiffres de la Byblos Bank.

Des indicateurs dans le rouge. L’augmentation du déficit de la balance des paiements, les tribulations d’une des plus grandes banques libanaises en raison de mauvais investissements en Turquie et en Syrie, et la détérioration des indicateurs financiers comme les Credit Default Swaps (les contrats d’échange sur risque de défaut, une assurance contre le risque de défaut du gouvernement libanais), la dégradation de la dette souveraine, poussent la BDL à intervenir à plusieurs reprises sur le marché. «La BDL recourt également à des mécanismes d’ingénierie financière pour améliorer les rendements des placements des banques commerciales et leur permettre de proposer des taux d’intérêt plus élevés à leurs clients, en période de faibles taux d’intérêt internationaux. La BDL réussit également à absorber la majeure partie de la liquidité du marché par le biais de ses programmes d’ingénierie financière, à compter de 2016», explique M. Mikhael.
Avec le désistement de la classe politique, c’est la BDL qui est chargée de la politique à la fois fiscale, financière et économique du pays, alors que son rôle devrait se limiter à la définition et la gestion de la politique monétaire. «La BDL aurait donc commis plusieurs erreurs, dont celle d’avoir été trop coulante avec la classe politique qui a dilapidé les avoirs de l’Etat», estime l’économiste ayant requis l’anonymat. Une faute chèrement payée aujourd’hui, car elle touche grandement le secteur bancaire, autrefois félicité pour la confiance qu’il inspirait. Un cercle vicieux s’installe donc au Liban, qui s’engouffre dans une spirale financière sans précédent.

Mona Alami

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