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Nº 2857 du vendredi 10 août 2012

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Les politiciens protègent un marché de 80 millions $. Les barons de la drogue plus forts que l’Etat

La révolte des clans de la drogue dans la plaine de la Békaa est symptomatique de la crise politique libanaise et de l’affaiblissement de l’Etat. Le marché très lucratif du cannabis va certainement bénéficier de l’apathie politique. Voyage dans un monde secret… et dangereux.

Victimes de coups de feu et de tirs de roquettes RPG7, les agents des unités anti-drogue libanaises ne chôment pas cette année. «Cela est sans aucun doute lié au climat politique qui prévaut. L’insécurité encourage les barons de la drogue à se montrer plus agressifs», se plaint un officier des Forces de sécurité intérieure (FSI). Le cannabis est, depuis des siècles, planté dans la plaine de la Békaa, mais cette culture a atteint son apogée, vers 1980, durant les années de guerre.
Le marché local du chanvre indien est estimé à près de 80 millions de dollars. «Le cannabis est cultivé au Liban sur une étendue de près de 30000 donoums» (1 donoum égale 1000 mètres carrés environ), signale ce même officier. La production libanaise annuelle est de 60000 à 210000  kilos, un chiffre qui varie selon les techniques d’irrigation utilisées par les agriculteurs. Le prix du kilo oscille entre 500 et 1000 dollars.
Depuis deux semaines, les patrouilles des FSI, chargées d’éradiquer la culture du cannabis, sont victimes de multiples attaques de la part d’inconnus, que ce soit à Bouday, à l’ouest de Baalbeck (Békaa), ou à Yamouné. Des explosifs ont même été posés en bordure de routes, visant les patrouilles anti-drogue. Les FSI accusent les barons de la drogue, dont le nombre est estimé à près de 500 personnes de manipuler les agriculteurs. «Nous ne connaissons pas l’identité des dealers importants qui œuvrent en sous-main mais ce sont les clans Jaafar, Zeaiter, Dandach, Allaw, Chreif et Chamas qui contrôlent l’agriculture du cannabis», signale la source.

Techniques d’intimidation
Les techniques d’intimidation changent selon les régions. Au Liban la culture du cannabis s’étend dans les régions du Hermel, Deir al-Ahmar, Bouday, Yamouné, Dar al-Wassat, Ras  Baalbek, entre autres. Les patrouilles des unités anti-drogue sont la plupart du temps, accueillies par un feu nourri de mitrailleuses et de RPG. Dans certaines régions comme celle de Yamouné, les FSI ont dû  battre rapidement en retraite, après la fermeture des routes par des groupes de manifestants dont des femmes et des enfants.
«Nous sommes étonnés par l’attitude des responsables politiques de ces régions qui refusent de trouver une solution à ce grave problème. Nous avons besoin du feu vert du gouvernement pour pouvoir poursuivre la destruction des champs de cannabis. Nous ne sommes pas en mesure d’empêcher ces mouvements de protestation et d’ouvrir les routes sans un accord politique préalable. Le temps presse», signale une autre source sécuritaire. Les FSI ne peuvent également pas répondre de manière musclée aux francs-tireurs qui les prennent pour cibles à partir des villages, comme ce fut le cas lors des événements de Bouday afin d’éviter les pertes civiles pouvant conduire à des troubles dans la région.
La police doit également protéger les propriétaires de tracteurs  responsables de la destruction des plants de cannabis avant le moment de la récolte, ce qui les rend inutilisables. Ces propriétaires de tracteurs appartiennent généralement à la population locale. Ils ont reçu cette année de nombreuses menaces, ce qui a contraint les FSI à entreposer les tracteurs dans les casernes de police situées dans la Békaa. «Par mesure de précaution, les conducteurs des tracteurs sont acheminés tous les jours dans des bus appartenant à la police, ce qui ne les a pas empêchés d’essuyer des coups de feu», déclare le policier.
Ces campagnes d’intimidation semblent pour le moment couronnées de succès, en l’absence d’une décision politique. L’armée et la police sont  par ailleurs débordées, avec la multiplication des crimes et des incidents sécuritaires, notamment dans le nord du pays.

A double sens
Mais au-delà des enjeux que représente la culture du cannabis, d’autres facteurs plus importants dominent cette économie libanaise parallèle.  En effet, les réseaux de la drogue fonctionnent à double sens au Pays du Cèdre. A titre d’exemple, le cannabis, qui n’est pas destiné à la consommation locale est exporté à l’étranger par les mêmes circuits qui assurent le transport de l'héroïne et de la cocaïne ainsi que les drogues de synthèse vers le Liban et le Moyen-Orient. «Ces circuits s’appuient sur le commerce de voitures trafiquées afin d’accommoder les cargaisons de drogues synthétiques vers le Liban. Les véhicules sont par la suite démontés au Liban, pour extraire la coke ou l’héroïne de leur coque métallique, pour être remplacées par des sacs de cannabis avant leur ré-export vers l’Europe», raconte l’officier de l’unité anti-drogue.
Ces trafics en tous genres semblent entièrement intégrés dans les filières politiques, selon les dires d’un dealer de drogue qui s’exprime sous couvert d’anonymat. «Majorité et opposition se partagent le marché de la drogue au Liban. Celui des drogues synthétiques dépend souvent de certains députés chrétiens, alors que celui du cannabis est indirectement protégé par le Hezbollah», précise-t-il. Les champs de cannabis sont le plus souvent situés dans des régions en dehors du contrôle de l’armée.
Les «entrepreneurs» libanais tentent de rationaliser le marché de la drogue en établissant avec les bénéfices de leur trafic, des compagnies légales leur permettant de blanchir leur argent. Des richesses qui se traduisent par le luxe criard qu’exhibent de nombreux nouveaux riches libanais.

Mona Alami

 

Destruction de 6000 donoums
Près de 6000 donoums de champs de cannabis auraient été détruits cette année. La crise politique gouvernementale a encouragé les agriculteurs à retourner aux anciennes cultures pour améliorer leurs maigres revenus. Les feuilles de cannabis sont transformées en résine de cannabis et revendues à des dealers locaux avec un profit plus important.

Cultures de substitution
A  la fin de la guerre, le gouvernement libanais, en coopération avec le Programme des Nations unies pour le développement, a lancé une initiative visant à remplacer les cultures de Haschisch par des cultures légitimes. Le Pnud avait estimé à l’époque que 300 millions de dollars seraient nécessaires au programme de développement rural qui comprenait l'amélioration de l'infrastructure, la construction de nouvelles écoles et des cliniques, des projets d'irrigation de grande envergure pour exploiter les eaux du Mont-Liban. Le Liban a été retiré de la liste des Etats-Unis des pays grands producteurs de drogue en 1997 mais les fonds ont-ils été dilapidés ou tout simplement n’ont-ils jamais été reçus? Le résultat est que quelques années plus tard les agriculteurs locaux reprenaient leurs cultures illégales. «Il faut encourager les agriculteurs à planter des cultures de substitution et à créer des usines de conditionnement de fruits et de légumes afin de les détourner de cette activité illégale», insiste un officier des FSI. On propose ainsi la culture du chanvre industriel en croissance, un produit similaire au haschisch, mais sans ses propriétés narcotiques. Les fibres de chanvre industriel entrent dans la fabrication des billets de banque, des cordes, des aliments pour animaux, du papier et des matériaux de construction. L'huile de chanvre est utilisée dans la fabrication d’une large gamme de produits cosmétiques. Selon le site en ligne Nowlebanon qui a contacté le conseiller du ministre de l’Intérieur, Charbel Karam, ce dernier aurait insisté sur l’importance d’assurer des ressources hydrauliques aux agriculteurs de haschisch ce qui pourrait faciliter  les cultures de substitution. Le ministre de l’Intérieur Marwan Charbel a indiqué au quotidien al-Moustaqbal que «les aides accordées par l’Union européenne au Liban pour indemniser les agriculteurs de haschisch n’ont jamais été versées».

Attaques des patrouilles de police
A la fin du mois dernier, des inconnus ont attaqué des agents des Forces de sécurité intérieure chargés de détruire des champs de cannabis dans la région de Bouday, à l’ouest de Baalbeck (Békaa). Trois roquettes seraient tombées près des agents antidrogue alors qu’ils menaient une opération d’éradication dans un des champs de cannabis. Un membre des FSI, sauvé par son gilet pare-balle, a été légèrement blessé. La route a été coupée à Bouday par la population locale en protestation contre la destruction des champs de cannabis de même que la route de Charawina-Tal el-Abyad menant vers Baalbeck.

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