La 12e édition du Festival international du film de Beyrouth a été inaugurée le mercredi 3 octobre par la projection du film libanais Ossit sawani de la réalisatrice Lara Saba, sur un scénario signé Nibal Arakji. Quand Beyrouth entremêle son passé, son présent et son avenir…
Ils sont trois. Et Beyrouth. Trois personnages dont les destins ne se seraient pas croisés. N’était-ce Beyrouth. A cause de Beyrouth. La ville des mille et une contradictions. N’étaient-ce ces quelques secondes où tout bascule, où tout se décide, où les destins se croisent au détour d’un croisement de rues, à Beyrouth. Ossit sawani. Jamais cette expression n’a été autant porteuse de sens que durant ces 90 minutes que dure le film. Une question de quelques secondes, ce n’est que ça. Le titre anglais Blind intersections ne fait pas réellement parvenir la portée du film. Alors Ossit sawani; ce moment où quelqu’un prend une décision qui affectera la vie d’autres personnes, sans qu’il s’en rende compte, sans que les autres s’en rendent compte. Une décision et une chaîne de réactions, contre-réactions et conséquences qui s’enchaînent. Ce n’est que vers la fin que le spectateur comprendra ce qui s’est passé durant ces quelques secondes décisives, alors que tout au long du film, il assiste aux conséquences qui en ont découlé.
Nour, India, Marwan. Nour perd ses parents dans un accident de la route et sa vie s’en retrouve changée de fond en comble. India possède tout ce dont une femme peut rêver, hormis un enfant. Marwan, à 12 ans, vit auprès d’une mère alcoolique et de mauvaise réputation. Leurs destins sont désormais liés. Le film débute par un accident tragique, à un carrefour beyrouthin. Le reste s’enchevêtre, s’entremêle. L’espace-temps se distille. Le temps perd sa linéarité, sa chronologie. Lara Saba n’a pas recours aux techniques habituelles du flash-back, des pauses et des retours en arrière. Tout semble se passer au moment même où le spectateur pose son regard sur l’écran. Pourtant le passé et le présent se distillent dans les rues de Beyrouth. Les personnages se côtoient, mais ne se croisent jamais. Chacun d’eux semble vivre son histoire indépendamment des autres. Pourtant, le spectateur, lui, sait qu’ils sont étroitement liés. Puisque les conséquences se déroulent sous ses yeux. Il voit ce qui précède, ce qui suit, d’un coup. Il décortique, lie les bouts de ficelles après, vers la fin. Une fin qui n’est que le début. Le début de la vie qui reprend son quotidien. Un quotidien où les rêves brisés s’emmêlent à l’enfance détruite, où l’espoir s’entortille à la résignation. Telle est l’une des forces du film ; de donner le temps au spectateur, bien après la projection, de dérouler le fil de l’histoire, des histoires, de décortiquer le déroulement, de se dire si… Si cette seconde avait été autre…
La ville de toutes les contradictions
La réalisatrice Lara Saba et la scénariste/productrice Nibal Arakji ne se cachent pas, ne cachent pas l’ambiguïté des sentiments qu’elles semblent porter envers Beyrouth. Elles montrent sans juger, lèvent le voile sur l’injuste, l’insupportable, le révoltant, l’inacceptable. Mais à aucun moment le spectateur ne sent la noirceur critique de leur regard. Si la caméra de Lara Saba semble dure par moments, c’est que ce qu’elle montre est dur, difficile à accepter. Le spectateur se doutait de l’existence de ces injustices, de cet état de fait en particulier que nous tairons pour garder intact le frisson. Même au fil de la projection, le spectateur s’en est douté, mais c’est comme s’il ne veut pas l’accepter encore, accepter cet indicible qui se passe off caméra, dans une chambre qu’on devine noire de crainte, de peur, de répulsion. On le sent, on se dit que ce n’est pas possible. Tant qu’on ne l’a pas vu, on préfère ne pas y croire, et les œillères qu’on se met dans la vie, dans la ville, persistent. On a peur de les enlever, pour ne pas vouloir voir. Et puis, quelques minutes plus tard, le voilà cet indicible, devant nos yeux, dans la noirceur d’une chambre qui s’éclaire soudain, crevant l’écran par la sobriété de l’image, par la crudité de l’image. Alors on a un haut-le-cœur. Les œillères tombent. Pouvoir du cinéma. Ossit sawani lève le voile, de manière profondément humaine, sur des sujets considérés toujours comme tabou par la société libanaise; l’exploitation sexuelle des enfants, la drogue, la prostitution….
Ossit sawani est tendu de frisson, de rêve, d’images antinomiques, de tension. Une tension exacerbée par la bande-son originale du film signée Raëd el-Khazen. Une tension qui se brise par moments, parfois, par des bribes d’humour, à la libanaise, et par des gestes puisés tout simplement du quotidien, notre quotidien, notre société, nos stéréotypes familiers, habituels. Si certains évoquent l’exposition des clichés de la ville et des Libanais, Lara Saba parvient, avec délices, à les mettre en scène, précisément en évitant tout cliché. Certes il y a la Libanaise tirée à force de botox, il y a les cancans, les racontars et les discussions stériles lors des condoléances, il y a le fils de… qui se croit tout permis, il y a l’excessivement riche et le misérable, il y a le citoyen lambda qui a ses petits soucis et le pauvre qui galère pour survivre… et leur coexistence au cœur d’une même ville, la ville des contradictions. Oui, mais ils sont là, exposés au regard, sans jugement, sans condescendance, sans critique. Ils sont ce qu’ils sont, au cœur de la vie, de la société, tout comme au cœur du film, de la fiction. Ils sont humains. Et ils sont mis en scène dans leur humanité profonde, ambivalente, dans les extrêmes de l’être. Entre le bien et le mal, entre le noir et le blanc, il y a cet espace gris, ce no man’s land où les contraires se marient. Et la tendresse filtre à travers les interstices de Beyrouth, comme les passages où apparaît la grand-mère de Nour, interprétée par une poignante Leila Hakim, ou quand la voisine remplace tous les mots non dits par un seul geste de maternité. Même quand le fils de… qui se croit tout permis hésite, quand la mère odieuse prépare le déjeuner à son fils alors qu’elle sait qu’il ne viendra pas, et même quand les habitués des bas-fonds tentent de sauver leur compagnon souffrant d’une overdose avant de penser à fuir… L’humanité au cœur de Beyrouth toujours plongée dans les affres de son histoire. Ossit sawani ne vous lâchera plus!
Nayla Rached
Fiche technique
Réalisatrice: Lara Saba.
Productrice/scénariste: Nibal Arakji.
Production: Dreambox Production.
Directeur de la photographie: Michel Lagerwey.
Son: Victor Bresse.
Musique: Raëd el-Khazen.
Directeur artistique: Roland Asheid.
Montage: Marwan Ziadé.
Montage son: Raëd Younan.
Acteurs principaux: Carole el-Hage, Aalaa Hammoud, Ghida Nouri, Chadi Haddad, Leila Hakim, Caroline Hatem et Charbel Ziadé.
Avec la participation de: Bahige Hojeij, Mario Bassil, Tony Abou Jaoudé et Bob Abou Jaoudé.