Magazine Le Mensuel

Nº 2879 du vendredi 11 janvier 2013

Spectacle

Delete de Aïda Sabra. De femmes et d’hommes

Dans le cadre de l’initiative théâtrale Orient the day – Beirut in the work of Ibsen, les planches du théâtre Monnot ont accueilli, du 3 au 6 janvier, la pièce Delete, adaptée et mise en scène par Aïda Sabra et produite par Ahmad Ghossein. Quand la jeunesse libanaise évoque la condition de la femme…

«Je refuse d’être une poupée du fait même que je suis une femme»: c’est le cri que Nora, l’héroïne d’Une maison de poupée d’Enrik Ibsen, lance au visage de son mari, Torvald Helmer. Avant de claquer la porte et de partir. Comment percevoir Ibsen au cœur de la société libanaise et arabe, à travers le regard de ces sociétés? Telle est l’interrogation de départ qui a donné naissance à cette nouvelle expérience théâtrale au Liban: Orient the day – Beirut in the work of Ibsen (voir encadré).
Delete, c’est le nom de la première pièce de cette initiative présentée sur les planches du théâtre Monnot, du 3 au 6 janvier. Adaptée et mise en scène par Aïda Sabra, Delete se base sur Une maison de poupée d’Ibsen pour sonder la situation de la femme dans nos sociétés qui butent toujours, d’une manière ou d’une autre, sur l’égalité des sexes.

Entre dérision et émotion
Patricia Nammour, Zaynab Assaf, Elie Youssef et Bassel Madi. Ils sont quatre sur scène à plonger l’audience dans une délicieuse mise en abyme où s’emmêlent la pièce d’Ibsen et le quotidien de jeunes Libanais discutant dans un café, entre communication virtuelle, révoltes arabes et égalité entre les hommes et les femmes. «Oui, tu l’as fait Ibsen. Une révolte où aucun coup de fusil n’a été tiré». Les révoltes et les révolutions, qu’elles soient sur le terrain ou dans la pensée, s’emmêlent aux petits détails du quotidien, ces détails qui se discutent souvent autour d’un café, au hasard d’une conversation enflammée entre les deux sexes. Ces petits détails de rien du tout qui montrent pourtant la différence du mode de pensée entre hommes et femmes. La différence de perception que la société pose sur eux. Et c’est là que réside le problème, le conflit. «Laisse-moi me découvrir», lance Nora.
Les disputes entre les deux sexes éclatent, dévoilées même par la manipulation des chaises disposées sur scène, sous forme de barricades ou de ce célèbre jeu de x/0. Oui, non, oui, non, j’ai raison, tu n’as pas raison… Les débats s’enflamment, les protagonistes prennent partie, envers et contre tout. Au fond de la scène, sur un écran géant, des images défilent, poignantes, fortes, atténuées pourtant par une touche de dérision pour provoquer le spectateur en évitant la gratuité violente du geste.
Et parfois fuse le rythme de la célèbre chanson de Brel: Ne me quitte pas. Une chanson qui porte en elle-même l’essence de la dualité, de l’antinomie. Chanson d’amour ou chanson de haine, chanson d’adhésion ou chanson de rébellion, Ne me quitte pas dévoile tous les contraires, les contradictions et les déchirures de l’être humain. Qu’il soit de sexe féminin ou de sexe masculin.
Humour et humour noir, Delete fait passer la pilule, les pilules, à travers le rire comme seul exutoire, comme seule catharsis. La condition de la femme dans le monde, la violence conjugale, la guerre et la paix… Les résultats que cela engendre au sein de la société, dans l’identité même de la femme. Autant de sujets de discussion abordés sur scène, en donnant l’impression d’être nés spontanément, comme ils naissent au détour des discussions quotidiennes au cœur de la jeunesse, où les idées s’échangent et se partagent avec entêtement, détermination, volonté, envie de partager et surtout de convaincre l’autre.
Ils sont quatre sur scène et ils vous tiennent en haleine de bout en bout, par leur incroyable jeu, leur dynamisme, par l’acuité de la mise en scène. Sérieux, rire, dérision, autodérision, émotion: tout y passe, sans répit, sans artifice, sans exagération. Le quotidien détourné pour être mieux exposé, mieux sondé, mieux exprimé. Et tellement mieux perçu par le public. Delete restera dans votre mémoire, comme un dialogue interne peut-être, qui réveille et ausculte toutes les facettes de votre identité.

Nayla Rached

 

Après Delete, le théâtre Monnot accueillera, du 10 au 13 du mois, à 20h30, la deuxième pièce de cette initiative: Lucena, Obedience training de la compagnie de théâtre Zoukak.

 


Une expérience théâtrale
Deux compagnies de théâtre libanaises, issues de différentes traditions, ont été chargées d’entamer un dialogue avec l’écrivain norvégien Henrik Ibsen. La question est de savoir par quels moyens Ibsen nous présente-t-il un cadre de travail pour évoquer des questions urgentes dans le Liban d’aujourd’hui? Ces deux commandes ont été l’occasion, d’une part, d’inviter des professionnels du théâtre de la région et de l’étranger pour participer à ce débat, et, d’autre part, de convier des professionnels libanais afin de participer à des ateliers de travail autour de la dramaturgie. La question n’est pas autant de savoir si le Liban a besoin d’Ibsen. Mais plutôt de voir cette initiative comme une invitation à penser le théâtre en revisitant un de ses plus importants poètes modernes. C’est également une modeste contribution à une pratique qui doit lutter avec une structure institutionnelle qui reste largement hostile au théâtre et à la vie culturelle en général.

 

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