Après Sober days, le peintre Rafik Majzoub vient de sortir son deuxième livre de croquis, intitulé Drinking from a broken glass, produit par Plan BEY. Ce «manuel d’un buveur professionnel» est en même temps une œuvre artistique et une auto-thérapie. Quand la dépendance s’emmêle à la douleur, à l’alcool, à la cigarette et à l’art.
Il se réveille le matin. Un café. Un verre d’eau. Peut-être. Cela dépend des jours. Et puis un shot de whisky. Peut-être pas tout de suite. Cela dépend des jours aussi. Durant un mois environ, au courant de l’année 2012, Rafik Majzoub a plongé dans cette routine, routine à laquelle il est habitué depuis des années, avec laquelle il a vécu durant des années, d’une manière différente. Cette fois, le geste était conscient, pensé, décidé. Cette fois, Rafik était décidé à documenter son addiction, à s’expurger une fois pour toutes de cette boisson qui a fini par le déranger: le whisky. «Je voulais faire ce manuel du buveur professionnel comme un processus, comme une auto-thérapie», dit-il, la voix calme et posée.
Drinking from a broken glass: «L’image à elle seule est laide. Un verre cassé et on continue à boire, quelle que soit la douleur. Celui qui veut boire s’en fout, même si son verre est cassé». Et les derniers jours, le whisky n’était presque plus que synonyme de douleur. Exit le plaisir de savourer un verre avec des glaçons, remplacé progressivement par un shot, puis par des gorgées à même le goulot, pour que cette saveur devenue infecte n’effleure même plus son odorat.
Dans ce livre à édition limitée, tiré à 99 exemplaires numérotés, dont le design est signé Karma Tohmé, les autoportraits s’entremêlent à des taches de café, à la douleur, à l’alcool, à l’angoisse, à l’inconscient, à la conscience, à la solitude, au monologue, à la musique… Un livre de croquis à feuilleter mille et une fois pour percevoir chaque détail, chaque trait, chaque esquisse comme autant de sensations mises à nu.
L’histoire de Rafik et du whisky remonte à une quinzaine d’années déjà. Une histoire faite de sourire, de colère et d’oubli. Alcoolique, oui il l’était. Et en 2009, il décide d’entrer à l’hôpital pour une cure de désintoxication. «Parce que j’ai saoulé toute l’humanité. J’étais devenu un alcoolique gênant, je voulais sauver ma relation, garder mes amitiés. Je voulais prendre une pause. Parce qu’on ne peut pas passer sa vie en perpétuel conflit avec l’univers».
Désintoxication. Deux semaines. Chambre 412. Comme il ne cesse de l’écrire, dans son calepin, accompagné de dessins, de croquis, de mots, de pensées, d’états d’âme, d’états d’esprit. Et qu’il continuera à remplir à sa sortie de l’hôpital. Un calepin qui, près de deux ans plus tard, sort sous la forme d’un livre de croquis intitulé Sober days, produit par Plan BEY également à édition limitée. Mais cette phase de sobriété n’a pas duré très longtemps. Et Rafik s’indigne sur le diagnostic établi par son médecin. «Je suis entré à l’hôpital pour un problème d’alcoolisme et on m’a prescrit des médicaments pour les maladies maniaco-dépressives. Du lithium! Comment un médecin peut-il se permettre de faire un tel diagnostic?». Les médicaments, Rafik les a pris durant environ quatre mois, ressentant un perpétuel sentiment d’engourdissement et la crainte d’un malaise incernable qui pourrait le prendre s’il les arrêtait. «Ma vie ne s’est pas améliorée. Jusqu’à maintenant, je ressens encore l’influence des pilules. Tout est perturbé depuis».
Le jour de la signature de son ouvrage à Plan BEY, à Mar Mikhaël, il avait repris de la bouteille. Mais déjà, dit-il, «le whisky et moi, nous commencions à être des ennemis». Puis vint la décision du «Manuel du buveur professionnel». A la dernière page, il n’a plus racheté une seule bouteille de whisky. Sa désintoxication, il l’a faite tout seul, «sans hôpital, sans blabla… Ce ne sont pas les médicaments qui vont t’interdire la boisson. C’est toi qui décides».
Cette histoire de vie
Rafik a toujours avec lui un calepin relié, comme un journal où il aligne, où qu’il soit, ses petits dessins, ses petits textes, ses gribouillages, qui n’ont aucun rapport l’un avec l’autre. Un journal qui est en soi une auto-thérapie. Mais cette dernière devient plus intense quand un livre est travaillé comme un processus. D’ailleurs, il a voulu Drinking from a broken glass comme «la fin du whisky». Si Sober days est né à l’hôpital de manière spontanée, sans que Rafik pense jamais à le publier, jusqu’au jour où il en parle à Tony Sfeir et Karma Tohmé, les propriétaires de Plan BEY, qui se sont aussitôt enthousiasmés à l’idée. Il savait qu’il voulait imprimer le deuxième après, comme «un écho, un rappel de Sober days». Un troisième livre de croquis est déjà prêt, par hasard aussi: Marseille, Amman, Beirut, un autoportrait par page, tournant notamment autour de la bière et du vin et qui a déjà suscité l’enthousiasme de Plan BEY. Entamé à Marseille, à la fin de l’été 2012, il l’a achevé le 31 de l’année, alors qu’il buvait du cognac et du café. «J’ai triché un peu. Je vais continuer à boire, je ne vais pas arrêter. Mais de temps en temps. Si on veut changer ses habitudes, on en acquiert d’autres. Maintenant ma routine, c’est le vin. Mais cela m’ouvre l’appétit, contrairement au whisky».
A mesure que Tom Waits chante How’s it gonna end?, Rafik, un verre de vin posé sur la table, plonge dans ses souvenirs, voguant dans ses pensées, les mots sortant de sa bouche, profonds, murmurés, marqués par son vécu. «3ebess el-berghé». Son pseudonyme. Une vis tamponnée au détour des pages. «La vis, c’est l’histoire de ma vie. Mon premier choc, mon premier souvenir». A l’âge de trois ans, Rafik a été violemment percuté par une voiture et s’est réveillé à l’hôpital, le genou enserré dans un mécanisme relié de vis. «Je m’en rappelle très bien. Je crois que c’est ça. J’ai grandi avec une immense cicatrice. Je crois que j’étais timide. Puis vint le whisky. Il a extrait le sarcasme, l’ironie. Je ne regrette pas cette expérience. Elle a fait sortir en moi des choses que je ne croyais jamais pouvoir sortir. Ce qui est bien, c’est que j’ai su quand arrêter».
Et la conversation se poursuit, avant qu’il ne soit l’heure de se rendre à une exposition. Rafik essaie le plus souvent d’y aller, pour se remettre dans l’ambiance. Parce que cela fait longtemps qu’il ne s’est pas réellement remis à la peinture. Sa dernière toile remonte à l’été 2012. Même, dit-il, «ce n’était pas un nouveau thème. J’ai travaillé dans la routine que je connais». Et il a tout vendu. Actuellement, il est sollicité pour participer à une exposition collective au Qatar, tout en se donnant encore quelques mois pour se décider avec quelle galerie collaborer et commencer à travailler sa prochaine exposition solo. Son atelier est prêt.
Nayla Rached
Le Liban, années 90
De mère syrienne et de père libanais, Rafik Majzoub est né et a vécu enfance et adolescence à Amman. En visite dans son pays d’origine au début des années 90, il décide d’y vivre, «par nationalisme. Je voulais vraiment sentir c’est quoi d’être d’origine libanaise. Je voulais être fier de mon pays d’origine, en me disant que mon nom va peut-être aider. Et puis sûrement, j’ai aimé le désordre de Beyrouth, surtout par rapport à Amman. En Jordanie, je n’étais pas jordanien. Mais j’ai senti qu’ici également, je n’ai pas été accepté, en raison de mon accent jordanien. Je suis resté un étranger. Donc «Welcome»… Et pourtant le nom de Rafik Majzoub s’est imposé durant toute une décennie comme l’un des représentants de l’art pictural libanais, au fil de ses expositions et de ses collaborations avec les pays étrangers, avec son style tellement particulier. Un style qu’il s’est forgé à force d’efforts, de travail, d’activité, d’inspiration, sans relâche. Un style qui lui ressemble tellement. Et les histoires déferlent…