Le 3 juillet 2013 marque un tournant dans l’histoire de l’Egypte et du Moyen-Orient. La mobilisation populaire sans précédent organisée par l’opposition a été couronnée par la chute du pouvoir des Frères musulmans. Après avoir constitué autour d’elle un large front politique et religieux, l’armée égyptienne a destitué Mohammad Morsi, qui s’est accroché au pouvoir jusqu’à la dernière minute.
Le résultat a dépassé toutes les espérances. Près de 30 millions d’Egyptiens (selon la CNN) ont occupé la place Tahrir au Caire, et toutes les places centrales des grandes villes, pour réclamer le départ de «Morsi, ce fasciste», selon le célèbre écrivain Alaâ el-Aswani, ou tout simplement «ce dictateur islamiste», «ce pharaon illégitime» pour les partisans de Tamarrod.
Pourtant, le 30 juin 2012, une foule en délire avait acclamé l’islamiste Mohammad Morsi, premier président civil, et démocratiquement élu, de la République arabe d’Egypte. Le nouveau chef avait aussitôt déclaré: «Je serai le président de tous les Egyptiens». Une promesse rapidement oubliée.
Comment Morsi a-t-il pris la stature d’un dictateur, après être entré à la présidence par une porte étroite?
La question s’impose puisqu’à la veille de son élection, les militaires avaient considérablement affaibli les pouvoirs du futur chef de l’Etat. Ainsi, le 14 juin, la Haute Cour constitutionnelle (HCC) avait dissout le Parlement (à majorité islamiste) pour vice de forme et, le 17 juin, le Conseil suprême des forces armées (CSFA), alors en charge de la gestion du pays, s’était approprié le contrôle du budget de l’Etat et le pouvoir législatif jusqu’à l’élection d’une nouvelle Assemblée.
Mais Mohammad Morsi n’a pas l’intention d’être un président chrysanthème. Il ordonne par décret le rétablissement du Parlement, et les députés islamistes siègent aussitôt. Le lendemain, la HCC suspend le décret présidentiel. Le raïs accepte la décision de la Cour, mais attend l’heure de la riposte. Sa stratégie est précise: il doit neutraliser le CSFA pour régner sans partage. Il apprend qu’une féroce rivalité oppose plusieurs généraux à la «vieille garde»: le maréchal Hussein Tantaoui (76 ans), et le chef d’état-major Sami Anan. Il utilisera cette rivalité pour redistribuer les cartes. En août, le général Abdel-Fattah el-Sissi (59 ans) devient le ministre de la Défense et Morsi confisque le pouvoir législatif.
Les pleins pouvoirs
Le président peut désormais appliquer la politique de la Confrérie. Il laisse le comité constitutionnel rédiger un projet de Constitution islamiste, et ne tient aucun compte du retrait des libéraux, d’al-Azhar et de l’Eglise, qui refusent de cautionner ce texte.
Sous l’angle international, Morsi marque des points. Il a annoncé qu’il respecterait les traités internationaux signés par l’Egypte. Cela rassure Israël et les Etats-Unis. Il se rend en visite officielle en Chine et s’assure de puissants partenaires économiques. Les pays arabes sont prêts à l’aider.
A la mi-novembre, après l’assassinat du chef militaire du Hamas par Israël, une crise éclate. Obama aurait demandé à Morsi d’apaiser la situation vu ses relations avec le Hamas. Le Caire devient le centre des négociations israélo-palestiniennes. Le raïs travaille dans les coulisses. Une trêve est signée le 21 novembre.
Le 22 novembre, dans l’après-midi, le chef de l’Etat fait publier une «Déclaration constitutionnelle». Il limoge le procureur général de la République, et en nomme un autre. Il accorde l’immunité à la Commission chargée de rédiger la Constitution, afin d’empêcher sa dissolution. Il confère le même privilège au Magliss al-Choura (sorte de Sénat). Il s’attribue aussi des prérogatives qui mettent ses décisions à l’abri de tout recours en justice. Il vient de s’arroger les pleins pouvoirs. La fronde des juges commence.
Le 22 novembre 2012 est le point de rupture absolue entre le pouvoir islamiste et ses partisans, et l’opposition laïque et libérale. Il faudrait lire la suite des événements à la lumière de ce texte.
Le même soir, les chefs des principaux partis politiques, Mohammad el-Baradeï, Amr Moussa et Hamdeen Sabbahi, se réunissent au siège du parti al-Wafd. Ils fondent le Front du salut national (FSN) et décident de rompre tout dialogue avec Mohammad Morsi aussi longtemps qu’il n’aura pas annulé cette Déclaration constitutionnelle, fait remanier la Constitution islamiste, et formé un gouvernement d’union nationale. Quinze partis politiques rejoignent ensuite le FSN.
Cette division du pays étant susceptible de déboucher sur des affrontements sanglants, le maréchal Sissi déclare que «l’armée ne laissera pas l’Egypte sombrer dans le chaos». L’opposition et le pouvoir islamique prennent note.
Ce contexte n’a pas changé. Bien plus, le
2 décembre, le président laisse des manifestants islamistes envahir les rues menant à la Haute Cour constitutionnelle, afin d’empêcher les magistrats de se réunir et d’invalider le comité constitutionnel et le Sénat.
Le 15 décembre 2012, le président Morsi fait adopter la Constitution par un référendum boycotté par l’opposition. Les manifestations proches du palais présidentiel sont sauvagement réprimées.
Il serait difficile de reprendre dans le cadre de cet article tous les affrontements qui ont opposé le pouvoir aux opposants, à Port-Saïd, comme à Suez, Mehalla, Alexandrie…
Le 2 février 2013, au lendemain des violences qui ont marqué les manifestations anti-Morsi au Caire, le FSN affirme dans un communiqué «se ranger totalement aux côtés des appels du peuple égyptien et de ses forces vives à une chute du régime de la tyrannie et à la fin de l’hégémonie des Frères musulmans».
Cette prise de position n’empêche pas Mohammad Morsi de renforcer l’islamisation de l’Egypte. A chaque changement ministériel, le nombre des Frères musulmans augmente au gouvernement. Les hauts fonctionnaires laïques sont limogés pour cause de corruption, sans la moindre preuve. De son côté, le Sénat tente de faire voter une loi qui ramènerait l’âge de la retraite pour les magistrats de 70 à 60 ans. Cela permettrait d’écarter près de 3 500 juges et de les remplacer par des islamistes. Dernière mesure. Le président nomme sept gouverneurs islamistes, mais la colère populaire les empêche de gagner leurs postes.
Dans un tel contexte, faut-il s’étonner de voir les touristes déserter l’Egypte, les investisseurs attendre des jours meilleurs, le chômage augmenter, l’inflation aussi? Sans citer les malheurs quotidiens: l’insécurité, la pénurie d’essence, les coupures d’électricité, d’eau…
Soudain, une action inattendue donne naissance à un mouvement d’une puissance nationale. Un groupe de jeunes gens, sans appartenance à un parti politique, rédige un formulaire qui exige le départ de Mohammad Morsi et l’organisation d’une élection présidentielle anticipée. Le formulaire porte le titre de Tamarrod (rébellion). Il suffit de le signer et d’ajouter le numéro de la carte d’identité. Les jeunes gens publient une centaine d’exemplaires et les distribuent. L’appel connaît un immense succès. A travers tout le pays, des personnes bénévoles reprennent l’opération à leur compte. Les partis politiques le font circuler. Pour le 30 juin, Tamarrod se proposait de rassembler 15 millions de signatures, il en a réuni plus de 22 millions.
Les manifestations du 30 juin 2013, les plus importantes qu’ait jamais connues l’Egypte, regroupent entre 15 et 30 millions de personnes dans les rues du Caire et des grandes villes. Ce n’est pas un succès, c’est un triomphe.
Aux cris de «Morsi dégage»… «Le peuple veut la fin du régime»… soit les slogans qui ont accompagné le départ de Hosni Moubarak, les manifestants expriment leur désaveu à travers toute l’Egypte.
Les manifestations dites «pacifiques» ont eu, c’est inévitable, leur lot de malheur. Dans la seule journée du 30 juin, il y a eu 16 morts et 781 blessés. Le siège de la Confrérie à Mokattam a été incendié, puis pillé.
Un seul homme est visé par les contestataires: Mohammad Morsi. Mais il va de soi que son régime tombera avec lui, ainsi que la confrérie détestée des Frères musulmans. Tamarrod a donné un ultimatum à Morsi: démissionner avant le 2 juillet à 17h. Dans le cas contraire, les manifestants feront du sit-in devant le palais présidentiel et décréteront une désobéissance civile.
Le 1er juillet, en début d’après-midi, tous les médias diffusent le communiqué militaire. L’armée donne 48 heures à Mohammad Morsi pour répondre aux demandes du peuple. Les termes du communiqué sont précis: «Si les revendications du peuple ne sont pas satisfaites durant cette période, les Forces armées annonceront une Feuille de route et des mesures pour superviser sa mise en œuvre». Place Tahrir, les manifestants explosent de joie: «Morsi n’est plus notre président. Sissi avec nous». Sur les écrans de télévision, la photo du maréchal accompagne la lecture du communiqué, constamment lu et relu.
A la présidence, le duel politique commence. Mohammad Morsi invoque sa légitimité, se pose en garant de la «réconciliation nationale» et de «la paix sociale». Mais pour les dirigeants de l’opposition, tout dialogue est exclu avec un chef illégitime. D’autant plus que le dialogue est rompu depuis le 22 novembre 2012.
Il est difficile de prévoir l’épilogue de cette crise politique d’une ampleur considérable. Selon les rumeurs, le président américain, Barack Obama, aurait téléphoné à Morsi pour l’inviter à répondre aux revendications des manifestants. Mais selon la version officielle, Obama a seulement dit à son homologue égyptien qu’il est attaché au «processus démocratique» et ne soutient «aucun parti ou groupe».
Six ministres ont quitté le gouvernement de Hicham Kandil, la démission la plus importante étant celle du ministre des Affaires étrangères.
Les tractations politiques se poursuivent à tous les niveaux. Dans cette atmosphère survoltée, Moheb Doss, l’initiateur du mouvement Tamarrod, déclare à Magazine: «Nous allons prolonger notre sit-in devant le palais présidentiel jusqu’au départ de Mohammad Morsi, et nous allons déclarer la désobéissance civile. L’Egypte entière sera paralysée».
Le Pays des Pharaons n’est pas au bout de ses épreuves, même si l’armée est déterminée à empêcher toute guerre civile.
Denise Ammoun
Les dates-clés
♦ 25 janvier 2011: la révolution du Nil éclate.
♦ 11 février 2011: Hosni Moubarak quitte le pouvoir.
♦ 30 juin 2012: Mohammad Morsi devient le président de la République arabe d’Egypte.
♦ 22 novembre 2012: déclaration
constitutionnelle.
♦ 30 juin 2013: le mouvement Tamarrod exige la démission de Mohammad Morsi et une
élection présidentielle anticipée.
♦ 1er juillet 2013: l’Armée demande à Morsi de répondre aux revendications du peuple.