Imprévisible et incontrôlable, figure emblématique d’une certaine vision du Liban, ancien commandant en chef de l’armée, ex-Premier ministre, député, chef du Bloc du Changement et de la Réforme. Parmi toutes ces appellations, celle qu’il préfère demeure incontestablement «Général». Un titre commun qui lui colle désormais à la peau et lui tient lieu d’identité. Profondément attaché à la terre, s’il n’avait pas été cet indomptable militaire, il aurait tout simplement voulu être agriculteur. Portrait du général Michel Aoun.
C’est dans sa résidence de Rabié que le général Michel Aoun nous reçoit. Alors qu’il nous accueille à la porte du salon, je le revois dans toutes les étapes qui ont jalonné sa vie politique. Dans mes oreilles tonne encore son fameux Ya Chaaba Loubnan el-Azim. Il est déjà dix-sept heures et sa longue journée, commencée à cinq heures du matin, n’a rien entamé de sa vigueur et de sa vivacité d’esprit. Contrairement à l’image que lui donnent les médias, le général Michel Aoun est un homme simple, d’une grande gentillesse, qui accorde toute son attention à son interlocuteur et pour qui il n’existe aucune question tabou.
De son enfance à Haret Hreik, dans la banlieue sud de Beyrouth, il se souvient encore des odeurs de la terre et du parfum des fleurs d’orangers au printemps. «Je jouais avec les enfants, nous courions dans la nature et grimpions sur les dattiers sans aucune protection. Nous enlevions nos chaussures pour ne pas les abîmer et nous courions pieds nus. Jusqu’en 1960, Haret Hreik était encore un village. A l’époque, la région était essentiellement composée de champs. Aujourd’hui, quand je vois ces forêts de béton, je ne reconnais plus les lieux».
La vie du général Michel Aoun est conditionnée par deux événements qui l’ont marqué et en ont fait l’homme qu’il est aujourd’hui. En 1941, alors qu’il était enfant, il se souvient d’avoir été réveillé en pleine nuit par des soldats australiens qui avaient enfoncé la porte de la maison et l’avaient sorti, ainsi que les membres de sa famille de leurs lits. Il se rappelle aussi les femmes de son village harcelées par les soldats sénégalais faisant partie de l’armée française. «Depuis ce jour, je ne peux pas supporter la vue d’un soldat étranger sur le sol libanais et je ne peux pas m’imaginer en réfugié». En 1948, il a 13 ans, lorsqu’il assiste à l’arrivée des réfugiés palestiniens au Liban. «Je n’oublierai jamais leurs visages marqués par la tristesse et la misère, et leur regard chargé de détresse». Ironie du destin, il a vécu à son tour l’occupation et l’exil.
Homme politique malgré lui
Venant d’un milieu modeste et en raison des conditions financières de la famille, il ne fait pas d’études universitaires et s’enrôle dans l’armée. «Je n’aimais pas la politique. Je suis un militaire. J’ai passé toute ma vie sur les fronts et ne me suis installé sur une chaise derrière un bureau que lorsque je suis devenu commandant en chef de l’armée», dit-il. C’est malgré lui qu’il fait son entrée en politique, alors qu’il est désigné Premier ministre par le président Amine Gemayel en 1988. «Lorsque je fus appelé à Baabda, je ne savais rien de la situation. On m’a demandé si je pouvais composer un gouvernement. J’ai répondu que je considère cela comme une mission militaire, car on ne fait pas un gouvernement en une demi-heure. J’ai accepté cette mission à titre provisoire et je me suis retrouvé en politique malgré moi», confie le général Aoun.
Durant ses quinze années d’exil, il a gardé un très bon moral. «J’ai toujours été fier et j’étais respecté des Français». Il vivait continuellement dans l’attente de son retour au Liban. Un jour où l’ambassadeur de France, René Ala, était venu lui rendre visite à Paris, il fut surpris par l’état sommaire des lieux. «C’est comme si tu vivais dans un camp», lui dit-il. La réponse du général fuse: «J’ai effectivement le sentiment de vivre dans un camp d’été, car je reviendrai au Liban».
Vivre sa foi
Loin de la politique, en écoutant le général Aoun parler de religion, on prend conscience de toute la dimension mystique et spirituelle de l’homme. «Je n’ai pas étudié la théologie, ce qui a facilité mon interprétation de l’Evangile d’une manière plus large, qui ne s’arrête pas à la croyance et la foi, mais va dans le sens de l’application. La religion chrétienne n’est pas une religion d’attente. Il faut faire fructifier les grâces que nous recevons de Dieu. Le christianisme est une religion de vie et de mort et il faut vivre conformément à sa foi». Pour lui, la chrétienté est une religion céleste, mais qui doit être appliquée sur terre. «Trois choses peuvent être la raison de la chute d’un être humain: la peur, le doute et la tentation dont la plus forte est l’argent. Celui-ci est maintes fois mentionné dans la Bible. Lorsqu’on dit qu’il ne faut pas adorer Dieu et l’argent, ce dernier est mis au même niveau que Dieu. Judas a vendu Jésus pour de l’argent».
Ne me conseillez pas
Ce que représente l’argent pour lui? «C’est juste un moyen pour pourvoir à ses besoins. Tant que ceux-là sont satisfaits, il faut apprendre à se suffire. La vie m’a appris à me passer de tout et à ne pas m’enrichir. Lorsqu’on renonce à quelque chose, c’est comme si celui-ci nous appartenait à vie. Le jour où j’ai renoncé à la cigarette en 1985, j’ai eu l’impression de posséder toutes les usines de tabac du monde», dit-il en souriant. Il cite cette phrase de Jésus-Christ qui pousse à la réflexion: «Regardez les oiseaux, ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’amassent pas des récoltes dans les greniers, mais votre Père qui est au ciel les nourrit! Ne valez-vous pas beaucoup plus que les oiseaux?».
En période de crise, Michel Aoun garde tout son calme. «Dans les moments critiques, j’ai besoin de toute ma sérénité pour pouvoir prendre mes décisions». Le jour où l’ambassadeur de France, René Ala, lui annonce que les soldats syriens étaient à l’intérieur du palais de Baabda, il n’a aucune réaction et garde un calme olympien. C’est en solitaire qu’il prend ses décisions. «Celui qui décide est toujours seul, même s’il est entouré de conseillers car, en fin de compte, il sera l’unique responsable. C’est la solitude du chef». Alors qu’il était encore dans l’armée, face au flot de visiteurs qui voulaient à tout prix lui donner des conseils, le général avait accroché un tableau derrière son bureau qui indiquait: «Ne me conseillez pas. Je sais me tromper tout seul». Lorsque son visiteur s’attardait, il lorgnait ostensiblement le tableau. Il raconte aussi qu’un jour, l’ambassadeur des Etats-Unis, John McCarthy, lui avait demandé qui étaient ses conseillers. Aoun avait répondu: «J’en ai plusieurs dont vous-même, ainsi que les autres ambassadeurs et personnalités que je reçois. Vous croyez que je perds mon temps? Je vous écoute tous et je fais ma propre synthèse».
Marié à Nadia Chami, ils ont trois filles: Mireille (mariée à Roy Hachem), Claudine (mariée à Chamel Roukoz) et Chantal (mariée à Gebran Bassil). Lorsqu’on tente de savoir s’il a un faible pour l’une d’elles, il confie: «Mireille c’est la tête, Claudine le bras et Chantal le cœur», mais il reconnaît la justesse du vieux dicton libanais «Plus chers que les enfants sont les petits-enfants». Quand ses engagements le lui permettent, il passe généralement le dimanche en compagnie de sa famille. Nadia Aoun est une femme discrète, que l’on voit très peu en public. «Quand on porte la valeur en soi, on est plein de confiance et on n’a pas besoin d’étaler ses qualités publiquement. Nadia s’est trouvée à mes côtés dans les moments les plus difficiles de ma vie. Elle a même refusé de quitter le palais de Baabda dans les instants les plus critiques», dit le général. Entre les trois gendres, il n’y a pas un «préféré», chacun faisant correctement son travail, chacun dans son propre domaine.
C’est de son métier que Michel Aoun tire sa devise. «J’ai fait la guerre toute ma vie avant de devenir commandant en chef de l’armée. La victoire et la défaite sont les deux revers d’une seule médaille. Si tu gagnes, n’humilie pas et si tu perds, ne t’écrase pas».
Il est plus de 18 heures et sa journée n’est pas encore finie. Notre entretien tire à sa fin. Entre son attachement à la terre et sa réflexion spirituelle, le général Michel Aoun est une personne difficile à cerner. Tantôt militaire, tantôt homme politique, tantôt mystique et tantôt homme de la terre, il n’en finit pas de susciter les passions et de dévoiler chaque jour de nouvelles facettes…
Joëlle Seif
Aoun-les pouces verts
Lorsqu’on demande au général Michel Aoun ce qu’il aurait voulu être s’il n’avait pas été militaire, il répond sans hésitation: «Un agriculteur. J’ai une relation particulière avec la terre et j’ai les pouces verts. Il y a une sincérité dans la relation entre l’être humain et la terre, celle-ci ne ment pas. Elle est loyale et rend ce qu’on lui donne. Avec la terre il n’y a pas de surprise. On récolte toujours ce que l’on sème. L’homme devrait apprendre la loyauté de la terre. On ne peut pas tricher avec elle». D’ailleurs le général relève que même dans la religion chrétienne, elle est mentionnée par «Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière».
Réussir ou devenir martyr politique
«Lorsque ma vision et mon analyse politique ne seront plus justes, je me retirerai de la vie politique», confie Aoun. Pour ne citer que quelques faits, rappelons que le général Aoun avait prédit la victoire du Hezbollah dans la guerre de juillet 2006 et, lorsque tout le monde annonçait la chute imminente du régime syrien, il était le seul à dire que Bachar el-Assad ne tombera pas. «Ce ne sont ni des intuitions ni des prévisions de diseuse de bonne aventure, mais des analyses fondées sur un raisonnement et une lecture politique». Bien qu’il reconnaisse que «les plats politiques ne se mangent pas», Michel Aoun se réveille tous les matins, priant Dieu de ne pas être dégoûté par cette vie politique. «Je sens qu’il y a beaucoup de gens qui ont placé leurs espoirs en moi et je ne voudrai pas les décevoir. Quoi qu’on dise, je ne peux pas me retirer. Il m’est écrit de réussir ou de devenir un martyr politique».