Magazine Le Mensuel

Nº 2940 du vendredi 14 mars 2014

general

Alice chaptini au pays des Déplacés

Depuis quelques années, on n’avait plus vu de femme dans le gouvernement au Liban. Après une carrière prestigieuse dans la magistrature, Alice Chaptini, dernière présidente de la Cour de cassation militaire, se trouve à la tête du ministère des Déplacés. Pleine d’énergie, elle marque déjà le ministère de son empreinte. Portrait.

Le sourire avenant, le regard pétillant d’intelligence, Alice Chaptini nous reçoit dans son bureau au ministère. Décontractée, elle évoque pour nous ses souvenirs, son parcours, sa nomination et bien d’autres sujets. «J’ai eu la chance d’avoir été magistrate à un moment où il n’y avait pas de femmes dans la magistrature», dit-elle. Egale à elle-même, elle l’est avec tout le monde. Avec affection, elle appelle certains de ses collaborateurs «mon fils». «Je traite les gens comme je traite mes enfants, mes frères et mes sœurs. Je suis la même avec tous».
A Tripoli, sa ville natale, Alice Chaptini était la confidente de toutes ses amies qui aimaient lui raconter leurs histoires depuis son très jeune âge. «J’étais une sorte de confessionnal, une conseillère à qui on confiait ses problèmes». A l’école des Sœurs de la Charité où elle termine ses études secondaires, elle est l’élève «la plus méritante» de l’école. «Pourtant, dit-elle, je ne jouissais pas d’une bonne santé». Ses brillants résultats lui donnent le privilège d’un
traitement spécial et d’être gâtée. «Tous les jours, à l’école, on frappait à la porte de la classe pour apporter les croissants à Alice Chaptini», se souvient la magistrate. Sportive, elle participe aux courses à pied, fait du ballet et du piano. A 20 ans, elle est championne du Liban en scrabble et sa photo paraît en première page d’an-Nahar. «J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie. Du temps où les filles ne conduisaient pas, j’avais déjà une voiture. Mes photos paraissaient souvent dans les journaux et les revues».
La jeune Alice Chaptini promet beaucoup et les encouragements de ses parents, qui appréciaient la culture, la poussent à poursuivre ses études là où elle voulait, en l’occurrence à Beyrouth, à la faculté de droit de l’Université Saint-Joseph, où elle entame des études de droit et de sciences politiques. «Même à Beyrouth, j’étais une universitaire choyée. Je bénéficiais d’un luxe que beaucoup n’avaient pas, ce qui m’a aidée à me concentrer sur mes études». Elle obtient sa licence avec mention et le jour de la remise des diplômes, le R.P Jean Ducruet retient ses parents pour leur dire qu’elle devrait poursuivre ses études et obtenir un doctorat d’Etat. Un conseil qu’elle suivra. Elle se rend plus tard en France, alors qu’elle est déjà mariée, et obtient ce diplôme.
Lasse de vivre seule à Beyrouth, elle préfère rentrer dans sa ville natale auprès de ses parents. Elle s’inscrit au barreau de Tripoli et entame son stage d’avocate à l’étude de maître Joseph Rahmé. «C’est à cette période que j’ai connu mon mari, le médecin Albert Amm, Nous nous sommes fiancés puis mariés en 1971 et en août de la même année je m’installe à Jbeil. Dix mois plus tard, naît mon premier fils». C’est avec une grande émotion qu’elle évoque son mari disparu il y a «sept ans et deux mois» et qui l’a beaucoup épaulée dans sa carrière. «J’ai eu des parents magnifiques, mais mon mari était un homme exceptionnel. Il m’a soutenue et permis d’avancer dans ma carrière». De leur union sont nés quatre enfants: Christian, José-Marie, Marise et Cyril. Deux d’entre eux ont choisi de suivre les traces de leur père et les deux autres celles de leur mère. Christian est un brillant médecin spécialisé en chirurgie plastique et professeur de chirurgie reconstructive à l’Université d’Oklahoma, alors que José-Marie est néphrologue spécialisé dans la prise en charge des malades avant et après toutes sortes de greffe, en particulier les reins. Il travaille également aux Etats-Unis. Quant à Marise, elle est magistrate, conseillère auprès du ministère de la Justice et Cyril, docteur en droit, est avocat aux Etats-Unis.
En 1970, alors qu’Alice est fiancée, elle présente avec deux collègues une demande d’admission pour participer au concours d’entrée à l’Institut d’études judiciaires. «Mais le Conseil supérieur de la magistrature avait auparavant pris la décision de ne pas accepter la candidature des femmes». Apprenant la nouvelle, Alice Chaptini va voir le président Sleiman Frangié, ministre à l’époque, pour lui parler de cette discrimination dont les femmes étaient victimes. «Le président Frangié avait beaucoup de sympathie pour moi. Je l’avais rencontré à l’occasion de deux entrevues que j’avais faites avec lui et qui avaient été publiées dans les journaux, quand j’étais étudiante en sciences politiques. Il m’avait promis de faire le nécessaire mais, malheureusement, cela n’a pas réussi», raconte la ministre.

 

Au service des autres
Ce n’est qu’en 1972, alors qu’Alice Chaptini est mariée, avec un enfant, qu’elle lit dans une colonne de journal une annonce concernant un concours d’entrée à l’Institut des études judiciaires. «Je me suis renseignée auprès de Sleiman Frangié, devenu président, et j’ai eu la promesse qu’aucune discrimination ne sera faite cette fois». Elles sont cinq femmes à réussir au concours. Alice Chaptini est consciente d’œuvrer en faveur de la femme dans la magistrature. «J’ai toujours pensé qu’après moi des femmes suivront cette voie. Je constate aujourd’hui que c’est une réussite, car nous approchons au chiffre de 45% de femmes magistrates et, actuellement, beaucoup plus de femmes que d’hommes s’inscrivent à l’Institut des études judiciaires», dit-elle.
Pour la ministre des Déplacés, on ne peut pas ne pas s’intéresser à la politique. «On n’a pas le droit! Il faut être au courant surtout que j’avais fait des études en sciences politiques». Déjà en 1996, elle avait été sollicitée par un groupe d’hommes politiques de Tripoli pour se joindre à eux et présenter sa candidature aux élections législatives. «J’ai beaucoup hésité. Je me suis dit qu’une personne intelligente pouvait réussir à devenir député, mais n’importe qui ne pouvait pas être magistrat. J’aimais ma profession et j’ai refusé cette proposition». Quand on lui demande pourquoi le président de la République l’a choisie, elle répond avec le sourire: «Il faut le lui demander». Deux fois déjà, elle fut la candidate du président Michel Sleiman pour le poste de président du Conseil supérieur de la magistrature. Reprenant son sérieux, elle explique: «J’ai bien compris de lui et du président Nabih Berry que ma nomination en tant que ministre était la contrepartie du fait que j’avais le droit d’être présidente du CSM, car cette nomination était sur le point d’être faite à la demande du président de la République». Entre les deux qu’aurait-elle choisi? «Tous les chemins mènent à Rome quand on veut servir son pays. Je peux le servir n’importe où».
La courte durée de vie du gouvernement ne l’inquiète pas outre mesure. «En deux semaines au ministère, j’ai changé beaucoup de choses. Je suis une fourmi qui travaille lentement. Je ne veux pas arriver à un but déterminé en politique et je ne demande rien pour moi. Je suis là pour travailler et rendre service. Avant de parler politique générale, je travaille sérieusement dans le cadre de mon ministère». Evoluer dans un milieu exclusivement masculin et siéger dans un gouvernement où elle est la seule femme ne pose aucun problème à la magistrate. «Dans le conseil des ministres, il y a vingt-trois hommes, alors qu’au tribunal militaire il y avait plus d’une centaine. Je n’ai pas de problèmes à traiter avec les hommes. Du moins en ce qui me concerne. Je ne sais pas s’ils vont m’accepter», se demande-t-elle en souriant. Guidée par un ange gardien comme elle le précise, pour cette femme profondément croyante et pratiquante, la vie se résume à être au service des autres: de l’enfant, de l’homme, de l’Etat. «Aujourd’hui, mes enfants n’ont plus besoin de moi. Je vois dans chaque personne que je rencontre mes frères et sœurs». Très active, Alice Chaptini aime le service public. La retraite, elle ne veut pas y penser. «Le travail est la raison de vivre. Quand on n’a rien à faire ou à donner c’est la fin de la vie». Fière de ses soixante-huit ans, elle affirme qu’il faut porter son âge et être aussi sage qu’on le paraît. «L’âge est beau quand on sait en profiter. D’ailleurs, je continuerai à être active tant que je pourrai l’être».

Joëlle Seif  
Photos Milad Ayoub-DR

Ce qu’elle en pense
Social media: «J’ai un compte Facebook réservé exclusivement à la famille et aux proches et je ne suis pas sur Twitter. Je suis plus productive que réceptive. Je n’ai pas le temps de m’occuper de ces 
choses-là. Je ne donne pas beaucoup d’importance à quelque chose qui pourrait être un obstacle ou causer du retard dans mes projets».
Ses loisirs: «Le sudoku, les mots croisés et le scrabble. J’aurais aimé être plus mélomane. La politique était pour moi un hobby avant d’être nommée ministre. Un hobby dans l’ombre, car en tant que magistrate, on n’a pas le droit de se mêler de politique».
Sa devise: «En avant. Regarder toujours devant, jamais en arrière».

Recommandée par personne
Alice Chaptini se souvient particulièrement d’une demande adressée au British Council, alors qu’elle est âgée de 18 ans, pour 
poursuivre ses études en anglais, dans laquelle elle devait répondre à la question par qui elle était recommandée. «J’ai 
simplement précisé: par personne. Je suis venue au British Council pour apprendre et me sentir égale à n’importe quel autre citoyen et éviter d’être recommandée par qui que ce soit. Les deux autres personnes qui avaient présenté une demande avec recommandation en même temps que moi ont été refusées et j’ai été admise».

 

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