Magazine Le Mensuel

Nº 2980 du vendredi 19 décembre 2014

Spectacle

Catharsis présente Shebaik Lebaik. Les travailleurs migrants tendent des ponts

Catharsis – Lebanese Center for Drama Therapy, mené par Zeina Daccache, a donné la parole à une vingtaine de travailleurs migrants à travers la pièce et performance folklorique Shebaik Lebaik, fruit de neuf mois de travail.
 

Du Sénégal, d’Ethiopie, du Burkina Faso, du Cameroun, du Soudan… Vingt-quatre travailleurs migrants, hommes et femmes, nous invitent, à travers la performance Shebaik Lebaik, à connaître leurs pays respectifs, nous exposent les problèmes dont ils souffrent dans leur pays d’accueil, ce Liban qui, pourtant, ne les accueille pas si bien, à quelques exceptions près. Mais là aussi, comme dans tout autre sujet, la généralisation pose toujours problème, les pour et les contre… Mais il est rare, très rare, d’entendre la version, la vision plutôt de l’autre partie, celle des travailleurs migrants eux-mêmes. C’est ce qu’a permis de faire Zeina Daccache au cœur de Catharsis – Lebanese Center for Drama Therapy. Offrir un espace d’expression aux travailleurs migrants, constituer un espace de rencontre avec les Libanais, le temps de deux soirées, les 13 et 14 décembre, à l’Alt-City à Hamra, pour la présentation de Shebaik Lebaik, au titre tellement évocateur.
Il s’agit effectivement d’une présentation, et non d’une représentation, puisque les masques n’ont pas lieu d’être. Dès le début, dès les premières minutes, dès l’attroupement qui s’est constitué sur le trottoir, le temps d’une dernière cigarette, le temps d’une tasse de café éthiopien, le temps d’un apéritif du Burkina Faso ou du Sénégal… Entrée de plain-pied dans une diversité de cultures qui, pour de rares fois, se sont réellement emmêlées. Tout au long de l’escalier en colimaçon menant à la salle de l’Alt-City, des cartons présentant chacun des «acteurs-travailleurs migrants», le nom, le pays d’origine, les occupations quotidiennes… L’ambiance est aux sourires, aux cœurs ouverts et chauds, enrobés d’un implicite «Bienvenue chez nous». Cette fois, ce sont eux qui nous accueillent chez eux, nous, les visiteurs.

 

Et les cœurs dansent
Des visiteurs le temps d’une soirée, dans l’espoir que de réels liens se tissent entre toutes ces cultures. Et les spectateurs s’installent face à la scène, où sont assis l’un à côté de l’autre certains de ces «acteurs amateurs». Une blague, une pique, une anecdote, il y a encore mieux que le Libanais qui se moque de ses travers et de ses habitudes, il y a celui qui le connaît tout aussi bien qu’il se connaît lui-même puisqu’il vit sous son toit, pour croquer un portrait craquant de vérités des Libanaises et des Libanais. Le ton est donné; de l’humour, de la joie de vivre, malgré la gravité du sujet.
Tour à tour ceux qui enjambent la scène demandent au public de se lever pour l’hymne national de chaque pays, avant de nous le présenter; sa superficie, ses habitants, ses coutumes, ses traditions… Le Burkina Faso, «la patrie des hommes intègres» où une fois l’an, le 8 mars, les hommes et les femmes inversent leurs rôles, le Sénégal qui a payé un lourd tribut en matière d’esclavagisme, vingt millions d’Africains ont été pris et une grande partie n’est pas revenue… le Sénégal aussi où beaucoup de Libanais sont nés et mènent une vie heureuse, et «je croyais, lance-t-on de la scène, que les Libanais «minna w fina»… Les vérités éclatent l’une à la suite de l’autre pour tenter de remettre les compteurs à zéro, il est plus que temps de se revoir: «Depuis 2013, la femme sénégalaise donne la nationalité à son mari et à ses enfants. On vous a devancés» – «Nous avons le mariage civil au Cameroun. J’ai entendu dire que chez vous c’est un grand problème, j’espère que cela va changer» – «Au Soudan, musulmans et chrétiens vivent en paix depuis des années»… Durant neuf mois, deux heures de temps seulement chaque dimanche, Zeina Daccache a pu mettre en pratique ces séances de «drama therapy», en collaboration avec le collectif Migrants Workers Task Force et le soutien de l’ambassade de Norvège au Liban. Très peu de temps donc pour s’entraîner, pour répéter, pour improviser. Lors des séances d’improvisation justement, des sujets proposés, quatre ont été retenus. Tournant essentiellement autour des problèmes que pose le système de «kafala», parrainage, et du racisme, ils ont été mis en scène et présentés en de petites saynètes où le loufoque côtoie l’impensable, et pourtant, on sait tous que cela est… au Liban qui accueille plus de 200 000 travailleurs migrants d’Asie et d’Afrique.
C’est la danse finale, les couleurs, les sons et les corps ondoient et s’expriment. Et c’est la rencontre, la discussion. Et c’est la fête. Le temps d’une soirée, une seule… Le lendemain, la vie reprend, mais le sourire est toujours là, encore plus profond…

Nayla Rached

Related

L’apprentie sage-femme. Pour une place dans le monde

Watadour de Omar Rajeh. Les manipulations de l’impossible

Hashem Adnan et Samuel Beckett. Dans les ruines d’un texte en perpétuelle renaissance

Laisser un commentaire


The reCAPTCHA verification period has expired. Please reload the page.