Magazine Le Mensuel

Nº 3009 du vendredi 10 juillet 2015

LES GENS

Charles-Henri d’Aragon. Infatigable voyageur

Entre lui et le Moyen-Orient c’est une grande passion qui remonte au temps où lorsque jeune homme, son père l’envoie pour la première fois passer des vacances au Maroc. Depuis mars 2012, Charles-Henri d’Aragon est l’ambassadeur de l’Ordre souverain de Malte au Liban. Pourtant, sa connaissance de la région et du pays du Cèdre date des années 1970.

A travers notre entretien, c’est l’histoire moderne du Liban que l’on revit à travers le regard de ce fin observateur, témoin de grands événements. Il vient d’une famille noble. Pourtant, par discrétion ou par modestie, Charles-Henri d’Aragon esquive les questions relatives à sa famille. Il parle plutôt de son enfance passée près d’Albi, un village de paysans en France, comme il n’en existe plus beaucoup aujourd’hui. «C’est là-bas que j’ai été à l’école. Nous avions une seule institutrice pour tous les élèves et les plus âgés s’occupaient des plus jeunes. Nous apprenions beaucoup de choses», se souvient Charles-Henri d’Aragon.
 

Des études de droit
A dix ans, il découvre la télévision et le cinéma ambulant qui arrivait jusqu’à l’école. «C’était un événement. Nous parlions du film avant de l’avoir vu pendant un mois et un autre mois après l’avoir vu. C’étaient avant tout les bouleversements technologiques». D’ailleurs, avec humour il raconte comment son fils lui dit souvent en l’écoutant parler de cette époque bien révolue «quand tu étais jeune au Moyen Age».
Il fait ses études secondaires chez les prêtres, à Pontoise, près de Paris. «Puis je fus renvoyé près de chez moi, dans un établissement extraordinaire. C’était une école créée sous l’ancien régime pour préparer les jeunes nobles à la tradition d’officier. La discipline était très rigoureuse. Tous les dimanches, on défilait en uniforme. Il y avait même une prison pour les élèves. On sortait de cette école un peu asocial», se souvient l’ambassadeur.
Il entreprend des études de droit à Paris et après un voyage au Maroc, où il a passé un mois à se promener, il décide d’apprendre les langues orientales. «Le monde arabe était passionnant et on le connaissait si peu». Charles-Henri d’Aragon est saisi par cette envie de «bouger» et de «voir le monde». Il présente le concours des Affaires étrangères et fait son entrée au Quai d’Orsay.
En 1972, il est nommé attaché culturel pour sa première mission en Libye. «Le colonel Kadhafi était au pouvoir et il y avait beaucoup de projets qu’il fallait développer. J’y ai passé trois années». En 1975, il est nommé au Soudan. «J’ai voulu y aller et, de toute façon, il n’y avait pas de concurrence pour ce poste». C’est une époque où beaucoup d’événements avaient lieu et malgré le fait qu’il n’y reste qu’une seule année, il y rencontre Catherine Bézy, qui deviendra son épouse. C’est surtout aussi pour lui l’occasion de faire ses deux premiers voyages au Liban. «La première fois que je suis venu à Beyrouth, j’ai passé la journée à marcher dans le centre-ville. J’ai connu le souk de Beyrouth qui a disparu, les fameux restaurants Le Bahri et le Ajami. J’ai connu ce centre-ville dont pas une seconde j’ai pensé qu’il pourrait disparaître un jour à jamais». Les événements avaient bien commencé, mais quelques accalmies avaient lieu. «J’ai été à Damas également. Quand j’ai quitté le Soudan, la situation était très tendue au Liban. Dans les couloirs du Quai d’Orsay, j’ai laissé entendre que si l’on me proposait un poste à Beyrouth, je ne refuserais pas. Trois jours plus tard, on me proposait Damas, mais c’était Beyrouth que l’on sous-entendait».
En septembre 1976, Charles-Henri d’Aragon arrive au Liban après l’élection à la présidence d’Elias Sarkis. «L’aéroport de Beyrouth ne fonctionnait pas. J’ai dû atterrir à Damas, puis venir à Beyrouth». Les Syriens se trouvaient dans la Montagne. Il est marqué par deux choses. D’abord la frontière syrienne, qu’il passe sans aucun contrôle, et, ensuite, l’arrivée à Anjar. «J’étais sidéré en arrivant à Anjar. Il y avait des restaurants avec une vue magnifique sur Sannine. On a déjeuné dans un endroit somptueux. Je m’étais dit ce n’est pas possible que ce pays soit en guerre». Ce jour-là, pour aller à Beyrouth, il a fallu descendre à Nabatié, la route de Dahr el-Baïdar étant impraticable, et remonter la route de la côte. «Nous sommes arrivés à l’ambassade à Clémenceau, dans le noir. Il n’y avait pas d’électricité et les employés étaient tous logés à l’hôtel. J’ai vécu six mois à l’hôtel Cavalier, à Hamra», se souvient Charles-Henri d’Aragon.
Pendant trois ans, il suit la situation complexe de très près et essaie de comprendre un pays si peu compréhensible. «Je suis tout à fait d’accord avec ceux qui disent: si vous avez compris quelque chose au Liban, c’est qu’on vous l’a mal expliqué», confie le diplomate en souriant. Après le cessez-le-feu, il est l’un des premiers à entrer au centre-ville. «J’ai constaté avec effroi l’ampleur des destructions. Il y avait toujours des incendies qui brûlaient». Il rencontre de grandes figures libanaises aujourd’hui disparues: le président Sleiman Frangié, Pierre Gemayel, Kamal Joumblatt, Saëb Salam, Rachid Solh, Bachir Gemayel et Tony Frangié. Au bout de trois ans, alors que sa mission tire à sa fin, il devient conseiller de la presse, ce poste étant vacant, auprès de l’ambassadeur Louis Delamare, et reste une année de plus. C’est au Liban qu’il épouse Catherine Bézy et à Beyrouth où naît sa première fille. Avec un humour dont il ne se départit jamais, il raconte comment l’employé du Sporting, qui s’enquérait de son épouse ne la voyant plus avec lui car elle s’occupait de leur bébé et sachant que c’était une fille, croit le consoler en lui disant: «Ce n’est pas grave».

 

L’aventure syrienne
Charles-Henri d’Aragon qualifie son séjour au Liban d’enrichissant et de mouvementé. Avec passion, il se remémore les fameux bombardements d’Achrafié qu’il observait du roof qu’il habitait à l’ouest de la capitale. «Je voyais d’une manière hallucinante les bombes tomber sur Achrafié et le jour du cessez-le-feu, je m’étais rendu avec l’ambassadeur Delamare pour constater les dégâts. J’étais impressionné par l’attitude des gens, ce dynamisme et cette vitalité typiquement libanais. Trois mois plus tard, tout était reconstruit».
Après le Liban, ce fut Paris, où il est nommé responsable du service de presse pour l’Asie et le Moyen-Orient. Ensuite, ce fut le tour de Londres puis la Jordanie, où il rencontre l’actuel ambassadeur de France Patrice Paoli, retour à Paris puis Madrid. Il est nommé pour la première fois ambassadeur au Koweït, où il passe quatre ans et demi. «C’était après la libération du Koweït. Le pays se remettait sur pied et on travaillait sur une coopération culturelle et militaire». Par la suite, Charles-Henri d’Aragon est nommé ambassadeur en Syrie. «C’était la grande époque des bonnes relations entre la France et la Syrie, qui s’étaient améliorées en 1996, après la visite de Jacques Chirac. C’était une période de collaboration fructueuse». Il se souvient des propos du président Chirac concernant le rapprochement avec la Syrie: «Je ne me suis pas rapproché de la Syrie pour les beaux yeux du régime Assad, mais pour deux raisons: pour encourager le processus de paix et pour le Liban». L’ambassadeur y reste un peu plus de cinq ans et quitte en 2002 après le décès de Hafez el-Assad. «Lorsque j’ai quitté la Syrie, la relation du pays avec la France était bonne. C’est par la suite, à cause du Liban, qu’elle s’est dégradée». Il rentre à Paris où il devient responsable du Centre d’accueil pour la presse étrangère (Cape), avant de s’envoler en 2004 pour l’Arabie saoudite où il passe trois ans.
A cause de l’état de santé de son épouse, il demande à se rapprocher de Paris et occupe un poste au Luxembourg, avant de prendre sa retraite. C’est alors qu’il est contacté par l’Ordre souverain de Malte pour occuper le poste d’ambassadeur au Liban. «Je n’ai pas réfléchi trop longtemps. J’ai accepté alors que j’aurais dû prendre ma retraite».
L’Ordre souverain de Malte possède une dizaine de centres établis sur toute la superficie du Liban allant du nord jusqu’au sud: à Kobayate, Khaldieh, Barqa, Chabrouh, Bhannes, Zouk Mkael, Aïn el-Remmaneh, Kefraya, Roum, Marjeyoun, Siddikine et Yaroun. «Je ne gère pas les centres. C’est fait d’une manière admirable et professionnelle par l’association des chevaliers libanais. L’action de l’ambassade est de faire connaître et d’expliquer cette action auprès des instances politiques et religieuses, établir des relations avec le corps diplomatique et la presse». En 2009, à l’occasion de la visite du Grand-maître de l’Ordre, un accord de coopération a été signé avec le Liban. «Le rôle de l’ambassade est de veiller à l’application de cet accord et avoir des relations constantes avec les services administratifs. Tout cela fait partie de la diplomatie, non seulement politique mais économique, culturelle et humanitaire. L’aspect médical est également très important. Il faut avoir des relations avec toutes les factions politiques sans pour autant rentrer dans les affaires politiques».

Joëlle Seif

La passion des voyages
«La gastronomie libanaise est redoutable et il faut être très fort pour y résister», confie Charles-Henri d’Aragon. Puisqu’il est difficile de marcher à Beyrouth, il essaie de faire de la natation quand son emploi du temps le lui permet. Il aime la lecture mais pour cet infatigable voyageur, les voyages restent sa passion. «Je n’aurais pas pu imaginer vivre ma vie dans un seul endroit». Sa devise est de toujours rendre grâce à Dieu ou comme il le dit lui-même si bien en arabe: «Al hamdou lillah». Après une seconde de silence, il ajoute: «Si on veut avoir Dieu avec soi dans le malheur, il faut l’avoir eu avec soi dans le bonheur».

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