Joe Jbeily double toutes les catégories. Homme d’affaires avéré et brillant artiste, il mène deux carrières étonnamment réussies, abouties, reconnues et respectées par ses pairs… Et si ce n’était que ça.
Ici, on n’entend que le vent. Son chuintement entre les arbres touffus en cache un autre, celui des oiseaux de toutes sortes, des écureuils qui se faufilent, des caribous qui se cachent et, qui sait, peut-être un ou deux ours qui se terrent. Dans une clairière bien aménagée se dresse non loin d’un lac paisible, seule au monde, une maison de rêve, aux toits penchés, blottie dans les bois. C’est la cabane au Canada de Joe Jbeily. Silencieux, en symbiose avec cette nature qui lui rappelle celle de son enfance, son kaddoum, rapporté de son Liban natal, ciselé, donne vie à des morceaux de bois, quelquefois immenses. Perdu dans son monde et tout à son art, l’homme des bois est heureux.
Deux jours plus tard, nouveau décor: la bruyante et élégante rue Sherbrooke. Les hôtels se succèdent, les belles boutiques aussi, beaucoup de touristes. En plein centre de Montréal, se dresse une vieille demeure à plusieurs étages, celle qui fait retourner les têtes quand on la dépasse. Derrière la maison à caractère, c’est une ruche de professionnels qui dessinent, créent et réalisent des projets de design sophistiqués pour répondre à une clientèle exigeante et juteuse. Au premier étage, derrière l’une de ses œuvres typiques, Joe Jbeily dirige sa grande équipe avec toute l’acuité d’un P.D.G. réussi.
A l’entendre parler, à constater ses réalisations, on a presque envie de croire qu’il a un clone de lui qui travaille pour son compte ailleurs. Car difficile à imaginer que ce Libano-Canadien puisse avoir autant développé, à la fois, les deux hémisphères droit et gauche de son cerveau.
Etonnant, au vrai sens du terme, c’est-à-dire débrouillard, adroit, courageux, inventif, persévérant, audacieux, gagnant, il a fait carrière dans un domaine qui, à la base, lui était tout à fait étranger. Envoyé pour un an, par le gouvernement libanais, à titre de chef de délégation dans le cadre d’un échange culturel entre le Québec et le Liban, la guerre, déclenchée en 1975, l’empêche d’y retourner. Il bricole pour survivre et, comme par hasard, travaille dans une imprimerie. Il apprend tout de suite les règles du métier, pour s’associer avec son propriétaire, avant d’acquérir la boîte. Moins de dix ans plus tard, il fonde sa propre entreprise de design graphique et de publicité. C’est aussitôt l’ascension dans un milieu excessivement compétitif et les chiffres d’affaires que bien de concurrents lui envient. Il a le flair, le savoir-faire et la bosse du parfait homme d’affaires accompli. Compétences administratives, relationnelles, professionnelles. Son succès et sa place sur le marché canadien auraient pu le satisfaire. Rendu là, le P.D.G. de TM design aurait pu jouir de sa notoriété et s’adonner à ses loisirs. Mais…
La sculpture dans les gènes
Retour à la case départ. Joe Jbeily est cet enfant du Akkar qui a suivi l’école primaire quasiment sous le chêne, dans son village natal, dépourvu d’eau et d’électricité. Issu d’une famille pauvre d’artisans, il a depuis son jeune âge manié l’herminette, el-kaddoum, (héritée depuis six générations), pour ciseler le bois: réparer un moulin de pierre, fabriquer une chaise ou sculpter la crosse d’un fusil sont quelques-uns des petits miracles qui ont éveillé l’adresse du sculpteur reconnu d’aujourd’hui. La sculpture l’habitait et l’a toujours accompagné: en ville pour ses classes secondaires, à l’Ecole normale où l’élève brillant a été admis, puis à l’université où il poursuit des études à la faculté des beaux-arts… Et, bien sûr, dans sa nouvelle vie à Montréal. Mais c’est à l’âge de la maturité que sa fougue créatrice prend son envol. Il vit sa passion dans une maison qu’il a construite dans la forêt, dans la région des Laurentides, sur un terrain immense au bord d’un lac. De quoi s’inspirer de l’esprit des lieux et utiliser tous les matériaux que la nature lui offre (Il a une technique, par exemple, qui fait appel aux vertus de l’eau. Le bois sculpté est replongé dans le lac où il vieillit). Ses œuvres, dont certaines monumentales, vont se succéder, alors ses commandes se multiplier et son travail reconnu internationalement. Certaines de ses créations ont été sélectionnées pour être exposées au Carrousel du Louvre en 2011, des bronzes estampés par la Société nationale des beaux-arts.
Ayant satisfait les deux facettes de sa personnalité, on aurait pu imaginer que ce sexagénaire, père de deux enfants à qui il fabriquait leurs jouets, cet homme accompli s’arrêterait là. Mais c’est ne pas connaître le graphologue, l’hypnotiseur, l’écrivain, le poète qui bouillonnent en lui. Ses tirades de zajal sont épiques et cet homme, demeuré simple malgré sa tonne de talents, avoue être très fier du calibre de son art à déclamer des vers … A se demander si ses deux carrières éclatantes ne lui en donnaient pas assez!
Mais il faut que l’entrevue se termine. J’ose une ultime question: «Et maintenant, y a-t-il un nouveau projet en vue, une nouvelle dimension à exploiter?». Il sourit, amusé. «Oui, un projet immobilier de grande envergure».
Décidément, quand les deux hémisphères se font la guerre pour savoir qui va l’emporter, le cerveau est garanti de ne jamais chômer.
Gisèle Kayata Eid, Montréal