Magazine Le Mensuel

Nº 3019 du vendredi 18 septembre 2015

à la Une

Escalade en perspective. De la protestation à la guérilla

L’action des différents collectifs de la société civile se poursuit sans relâche et sans connaître de recul ou de lassitude, même si elle prend une nouvelle tournure. A la place des manifestations, ce sont désormais de véritables raids dans différents endroits qui ont lieu, dans le but de maintenir la pression sur le gouvernement. C’est comme si cette action civile se transformait petit à petit en une sorte de guérilla pacifique.

Tous les jours de nouveaux collectifs apparaissent prenant des noms différents: Jayi el-taghyir, Mouvement du 29 août, Le peuple réclame et d’autres encore. Leur action ne se limite plus à la capitale, mais englobe tout le territoire libanais, du nord au sud, en passant par la Békaa et les différentes régions. Le week-end dernier était particulièrement chargé pour les activistes de la société civile. Dénonçant la privatisation d’une grande partie du littoral, des manifestants ont investi, de manière pacifique, le projet Zaytouna Bay, se sont installés sur les planches de bois improvisant un pique-nique au bord de la mer à partir de 15h. Plusieurs slogans ont été brandis. «Cette mer nous appartient», «A qui sont ces yachts?»… Quelques manifestants ont proclamé que cette baie représente tout ce à quoi il faut faire face. «Ils ont volé la mémoire collective en changeant le nom de la baie du Saint-Georges à celui de Zaytouna Bay et ils ont fait main basse sur les biens publics résultant du remblayage de la mer. Cette société est détenue conjointement par Solidere et une autre compagnie appartenant au député Mohammad Safadi, à l’époque ministre des Travaux publics, c’est-à-dire le ministre chargé des biens publics maritimes, lorsque l’autorisation de ce projet fut accordée».
Après avoir rangé leurs affaires et les restes de nourriture sans qu’il n’y ait eu aucun incident sécuritaire, les manifestants se sont dirigés vers la Dalia de Raouché, un projet qui a créé une vive polémique il y a quelques mois, en raison de la privatisation de cette plage publique et du désir des promoteurs d’y construire un projet touristique de luxe. Armés de gants, de pinces et de tout le matériel nécessaire, ils ont découpé les fils barbelés érigés tout autour des lieux et annoncé la «libération» de la plage. Cette initiative a été favorablement accueillie par les divers activistes et associations estimant que cette action était symbolique. Elle représentait la volonté populaire et la cessation de la violation du droit d’accès à la mer que l’Etat n’a pas su préserver. Pourtant, selon l’association Nahnou, ceci n’est pas suffisant. «Il faut que le ministère des Travaux publics retire les blocs de béton et les remblais de la Dalia et qu’un décret interdise toute construction sur ce site et le classe monument naturel, culturel, archéologique et écologique».
 

Bataille pour la survie
Pour l’avocat Nizar Saghié, directeur exécutif du Legal agenda, personne ne peut interdire aux gens l’accès à la plage. Dans un entretien avec Magazine, il confie: «La société civile se bat pour sa survie et son existence. Le ministre de l’Environnement avait préalablement demandé, en vain, aux forces de l’ordre de retirer les barbelés. Ce qui se passe actuellement est une mise en ordre. Face à l’impuissance des autorités et puisque le pouvoir ne s’exécute pas, il est devenu du devoir de la société civile d’agir. Les gens sont tenus de descendre dans la rue pour protéger leurs droits». De même pour Saghié, le «pique-nique» de Zaytouna Bay s’inscrit dans ce cadre. «Les manifestants n’ont agressé personne. C’est un espace public et ils ont le droit d’en profiter». Pour l’avocat, ce mouvement est parti pour durer. «Chaque jour, de nouveaux groupes naissent et des jeunes se joignent à nous pour défendre la société civile».
Loin de considérer ces agissements comme des «raids», l’avocat les qualifie d’«éclaireurs» qui mettent l’accent sur des dysfonctionnements que le simple citoyen ne voit plus. «Heureusement qu’il y a des gens qui croient encore et qui veulent défendre la société civile. C’est une chance unique que nous avons aujourd’hui pour parvenir à un Etat de droit et nous avons beaucoup d’espoir pour pouvoir réaliser quelque chose et créer une forte dynamique partout».
Parmi les multiples actions entreprises par les activistes sociaux, un sit-in organisé par Baddna nhassib (Nous réclamons des comptes) devant le pont des piétons à Dora, à la suite du décès du citoyen Chaouki Najjar, 50 ans, renversé par une voiture, car il n’a pas pu emprunter le pont réservé aux piétons en raison de l’amoncellement des déchets.
Dans un mouvement de protestation les activistes ont tenté de transporter les ordures entassées devant le pont dans un camion pour les jeter devant le siège de Sukleen, situé à proximité. Les forces de l’ordre sont intervenues et ont arrêté le chauffeur du camion. Poursuivant leur action, les activistes se sont rendus au commissariat de Gemmayzé et ont réclamé la libération du conducteur. Nombreuses personnes se sont également jointes à ceux qui font la grève de la faim devant le siège du ministère de l’Environnement.  

 

Sit-in aux Finances
Mardi dernier, dès 8h du matin, les collectifs Baddna nhassib et Hello anna ont organisé un sit-in devant le siège du ministère des Finances, à Béchara el-Khoury, pour réclamer l’arrêt des transferts des salaires des députés. Les manifestants ont tenté d’envahir les lieux, mais ils ont été stoppés par les forces de l’ordre. Malgré la présence à l’intérieur du ministère de fonctionnaires et de citoyens, ils ont coupé le courant électrique et ont invité les fonctionnaires à se joindre à eux. Ces derniers, tout en appuyant leur action, ont fait savoir aux activistes que les transferts des salaires des députés se faisaient à partir du bâtiment de la TVA. Des renforts de sécurité ont été dépêchés sur les lieux et le chef de la police de Beyrouth, le général Mohammad el-Ayoubi, s’est rendu sur place.
Malgré certains reproches et des voix critiques qui commencent à s’élever, un activiste de Vous puez confie à Magazine, sous couvert d’anonymat, qu’il est tout à fait bénéfique que les Libanais réagissent enfin. «Il faut qu’ils aient le réflexe de récupérer leurs droits les plus importants. Les Libanais sont privés d’espaces publics. Horch Beyrouth vient à peine d’être ouvert au public et pour des heures précises. Les Libanais n’ont pas d’accès à la plage». Si, selon cet activiste, l’action à Dalia est tout à fait justifiée, le sit-in de Zaytouna est aussi compréhensible. «Il a choqué plus une certaine opinion publique que le gouvernement, mais c’était une manifestation très pacifique. Ils n’ont rien détérioré ou cassé». Lorsqu’on évoque les slogans un peu simples lancés, tels que «La mer à Baalbeck» ou «Voiture à vendre», cet activiste répond que c’est l’occasion où jamais pour chaque citoyen de se faire entendre, c’est la raison pour laquelle certains slogans paraissent farfelus. «Personne n’écoute ce que les gens veulent. Chacun en a profité pour s’exprimer à sa manière».
Pour Imad Bazzi, principale figure du collectif Vous Puez, la rue appartient à tout le monde et personne ne peut empêcher les gens de réclamer leurs droits. «Notre mouvement a ouvert la voie à tous les collectifs qui voient le jour. Il est naturel que les slogans et les demandes soient variés. Nous avons réussi à créer un espace où tous les Libanais peuvent s’exprimer», confie le militant à Magazine. Concernant le raid sur la Dalia, Bazzi estime que les biens maritimes ne sont pas une priorité pour le moment. «Vous puez ne s’est pas rendu à Dalia, parce que, pour notre collectif, la priorité demeure la crise des déchets et l’environnement. Mais chaque collectif est libre de faire ses choix. La rue appartient à tout le monde. Ma stratégie est différente. Je préfère me concentrer sur le but qu’on s’est fixé au départ. Je suis convaincu de la justesse de la cause des biens maritimes, mais je préfère garder mon focus sur un sujet déterminé, les déchets». Dans le même esprit, le collectif Vous puez n’a pas pris part au sit-in de Zaytouna Bay, mais Bazzi estime que tous les moyens, tant qu’ils sont pacifiques, sont autorisés. «Nous n’avons aucune stratégie fixe mais tout ce qui se fait paisiblement et dans le respect de l’ordre du public, nous le ferons pour réaliser notre objectif». A quoi devrons-nous nous attendre? «A une escalade certainement. Nous avons donné trop de délais et trop de chances sans aucun résultat», affirme Imad Bazzi. Pour ceux qui pensent que le collectif s’en est pris au ministère le plus faible, en l’occurrence l’Environnement, Bazzi estime que l’affaire des déchets relève du ministre de l’Environnement. «Il n’y a rien de personnel avec le ministre Mohammad Machnouk. Il est en charge de ce dossier et responsable de la crise des déchets. Nous n’allions pas manifester devant le ministère de la Culture, alors que notre souci principal est l’environnement!». Rassurant, Imad Bazzi appelle tous les citoyens à descendre dans la rue. «N’ayez pas peur de ceux qui vous disent que ce collectif va entraîner les gens dans l’inconnu. Nous voulons leur apprendre qu’ils ont le droit de réclamer des comptes aux dirigeants et c’est leur action qui contribue à la réussite du mouvement». 

Joëlle Seif

Akkar et la Békaa
A l’instar de Beyrouth, diverses régions libanaises, tels le Akkar et la Békaa, ont été témoins de plusieurs manifestations. Le collectif Akkar mech mazbalé (Akkar n’est pas une poubelle) et 3al tarik ont organisé des sit-in à Halba et Majdel Anjar pour refuser la création des dépotoirs mentionnés par le Conseil des ministres dans ces deux localités. De leur côté, les habitants de Naamé ont également lancé une action clamant «Naamé-Haret el-Naamé ne sont pas non plus une poubelle», refusant la réouverture du dépotoir.

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