A l’occasion de la reprise des activités annuelles de l’AUF (Agence universitaire de la francophonie), Magazine est allé à la rencontre d’Hervé Sabourin, directeur du Bureau Moyen-Orient de l’AUF. Entretien.
Quels sont les grands axes de cette année?
Cette année, nous avons défini trois grands axes. Le premier est attaché à la réforme de la pédagogie universitaire, c’est-à-dire essayer de mettre davantage l’université au cœur de la société, la mettre en correspondance avec le marché du travail et se concentrer davantage sur les compétences que sur les connaissances. Nous avons donc mis en place des projets qui permettront aux professeurs d’enseigner autrement et aux étudiants d’apprendre autrement. D’abord, en utilisant, notamment, les nouvelles technologies, l’enseignement à distance, l’AUF faisant partie des experts du numérique éducatif. Ensuite, un autre projet qui a déjà démarré, c’est le rapprochement inévitable et important entre les universités et les entreprises, à travers un cycle de conférences, où les acteurs de la société civile viendront à la rencontre des étudiants et des professeurs.
Le second axe est relatif aux grands défis sociétaux. Il y a des enjeux forts ici, comme dans toute la région, tels les grands thèmes de l’eau, de l’environnement, des énergies, du patrimoine, de la gouvernance politique… L’université n’est pas là pour proposer une solution – elle est politique évidemment –, mais pour faire des propositions, pour la force de proposition, la force de réflexion, d’où l’importance de la recherche universitaire que l’AUF contribue à renforcer. Parmi les autres défis sociétaux, il y a la cybersécurité. Un projet, déjà mis en place au Liban, énormément ambitieux, puisqu’il s’agit de faire face à des menaces informatiques qui traversent toute la population, toute l’économie du pays, du gamin qui utilise son smartphone jusqu’au banquier d’affaires qui, chaque jour, tremble pour savoir si ses réseaux ne seront pas infestés de virus ou de menaces. Ces questions sont fondamentales, et l’AUF met en place des systèmes de séminaires pour former les personnes à ce genre de risques, pour sensibiliser les jeunes aussi bien qu’essayer de sensibiliser les ministres. Le dernier défi sociétal sur lequel nous travaillons, ce sont des séminaires qui parlent de dialogue interculturel, en faisant dialoguer des étudiants et des professeurs sur des questions aussi sensibles que les migrations. Le troisième axe, voire défi, est intellectuel et linguistique: quel peut être le rôle du français dans une région qui n’est pas francophone globalement, si on exclut le Liban. Ceci dit, l’AUF, ce sont aussi treize pays, le Liban étant notre premier laboratoire, et nous travaillons également beaucoup avec l’Egypte. Mais ces projets ont vocation à s’étendre à un niveau régional. Ce sera évidemment moins facile, vu la question de la langue moins pratiquée. Nous avons toutefois une très forte ambition régionale. D’ici la fin de l’année, je devrais faire des séjours en Iran, Irak, Ethiopie, Djibouti, sortir un peu de l’axe Beyrouth-Le Caire, que je pratique depuis le début, pour aller à la rencontre des autres membres de l’AUF avec le même programme.
Justement, quel est le rôle de la francophonie?
La réponse est un peu diverse. La francophonie véhicule une langue, mais aussi des valeurs intellectuelles, culturelles et humaines, qui permettent un partage avec les autres peuples. D’où l’idée que la francophonie est aussi une manière de promouvoir la diversité. Deux choses que nous essayons de mener en parallèle. Ce n’est pas facile, mais c’est la meilleure réponse que nous pouvons donner au Liban, un pays où le trilinguisme est une grande richesse. Il ne s’agit pas de lutter contre les deux autres langues, l’arabe et l’anglais, mais de dire que le dialogue en français a aussi sa place. Arriver en sorte à obtenir que ces trois langues vivent harmonieusement dans un pays riche comme le Liban. L’enjeu est évidemment plus compliqué dans les autres pays, mais je pense que la francophonie intéresse également.
La francophonie libanaise sert-elle à défendre, selon vous, la francophonie dans son envie d’ouverture?
Pour vous donner un exemple; j’ai récemment été dans une université au Koweït, où j’ai rencontré les responsables qui m’ont dit être intéressés par apprendre le français à leurs étudiants. Au cours des discussions, j’ai appris que la raison est que 20 à 30% des professeurs sont libanais et qu’ils étaient en train d’importer la francophonie dans les pays non francophones. Le Liban est un vecteur extrêmement important de la francophonie dans la région. Et si la francophonie existe dans les pays du Golfe, c’est certainement grâce aux Libanais.
Ce n’est donc pas juste une idée qu’on répète?
Non, c’est la réalité. Mais, ceci dit, la question qui se pose est la suivante: la francophonie est-elle en régression au Liban? Tout dépend de la définition qu’on lui donne. Si on parle uniquement en termes de locuteurs, de jeunes locuteurs surtout, oui c’est vrai. Mais ce matin, par exemple, au cours d’une réunion pour le Prix femme francophone entrepreneure, on a parlé en anglais et en français. Mais tout le monde comprenait ce qu’on voulait dire. Sans doute qu’il y a moins de Libanais qui parlent le français, mais ce qui n’a pas changé, c’est qu’il y a toujours tout autant de Libanais qui aident la francophonie. Il y a toute une histoire, des valeurs d’humanité, de chaleur… qui ne sont peut-être pas véhiculées de la même façon par les anglophones. L’anglais est la langue incontournable, universelle, mais après, une fois passé ce cap, quand on veut échanger, parler d’humain, il y a d’autres valeurs. Et le Libanais y est attaché. C’est ma conviction. C’est ce qui fait que le travail de l’AUF est apprécié.
Depuis votre prise de fonction, comment évaluez-vous la situation, les points faibles à développer?
J’ai hérité d’une situation extraordinaire; je n’ai eu qu’à poursuivre l’œuvre de mon prédécesseur. Après, j’y mets ma vision personnelle et puis, surtout, je suis entouré d’une équipe formidable. C’est ce travail d’équipe qui fait qu’on avance.
Concernant les points faibles, peut-être aussi, vu que c’est mon ex-métier, je pense que la recherche doit être davantage poussée au Liban. Il y a de très bons chercheurs peut-être isolés, mais la recherche n’est pas du tout structurée; elle est très faible, presque inexistante. C’est un axe sur lequel je vais essayer de beaucoup travailler pour les années à venir. Ensuite, je reviens à nouveau sur cette expertise dans les nouvelles technologies, le numérique. Là encore, le Liban a du travail devant lui, non pas qu’il n’y a pas de compétences, mais elles sont peut-être mal utilisées. L’une des ambiguïtés est que le ministère libanais ne valide pas les enseignements à distance, devenus un gage de la modernité. Il y a un vrai vide juridique sur lequel nous travaillons d’ailleurs, un projet de loi que nous proposerons au ministère. Après, la politique reprend ses droits… Nous sommes là pour faire des propositions concrètes à des problèmes concerts dans notre corps de métier qui est l’université.
Propos recueillis par Nayla Rached