Magazine Le Mensuel

Nº 3022 du vendredi 9 octobre 2015

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Berry et Aoun. Histoire d’une inimitié

Impossible de s’entendre et impossible de se disputer. C’est la terrible équation qui commande les relations entre le chef du Bloc du Changement et de la Réforme, Michel Aoun, et le président de la Chambre, Nabih Berry. Rien ne lie les deux hommes à part leur alliance, chacun de son côté, avec le Hezbollah. Les conflits se multiplient donc et les tentatives de les absorber aussi…
 

La participation du général Michel Aoun aux séances du dialogue national, en dépit des menaces de les boycotter, est un énième exemple de l’incapacité pour le chef du Bloc du Changement et de la Réforme de consommer le divorce avec le président de la Chambre, Nabih Berry. L’histoire des relations entre les deux hommes ressemble à un mariage de raison entre deux personnes qui n’ont rien en commun à part un intérêt ou une obligation qui les contraint à rester ensemble. Entre Aoun et Berry, cette obligation a pour nom le Hezbollah, constamment obligé d’intervenir pour ramener à l’ordre ses deux bouillants alliés. A chaque nouveau conflit entre les deux hommes, la démarche du Hezbollah devient plus compliquée, mais elle finit toujours par aboutir, même momentanément, car il n’y a pas d’autre choix.
La liste des conflits à répétition qui ont marqué les relations entre Aoun et Berry, depuis l’annonce du document d’entente entre le Hezbollah et le CPL, le 6 février 2006, est longue. Elle commence d’ailleurs par un manque d’affinités entre les deux leaders. Si Michel Aoun et Nabih Berry n’ont jamais parlé ouvertement d’une antipathie réciproque et instinctive, celle-ci n’en serait pas moins réelle, selon leurs proches. Non pas que le général Michel Aoun trouverait le président de la Chambre antipathique, car Berry est de l’avis de tous ceux qui le connaissent, une personne drôle, dotée d’un grand sens de l’humour et de compagnie agréable. Mais, entre les deux hommes, les atomes crochus sont rares et l’alchimie inexistante. Le premier a un parcours de militaire, impliqué dans les institutions de l’Etat, un peu rigide, strict et clair, alors que Nabih Berry, qui vient d’un parcours milicien, est loin d’avoir la même rigidité intellectuelle et institutionnelle. Il est même passé maître dans l’art d’arrondir les angles, fussent-ils étatiques, et de trouver des compromis et des scénarios pour les ententes les plus improbables. Avant la conclusion de son entente avec le secrétaire général du Hezbollah, sayyed Hassan Nasrallah, Michel Aoun considérait Nabih Berry comme un des symboles du système qu’il détestait et contre lequel il avait combattu et perdu dans les années 1989 et 1990. Si le Hezbollah avait, pendant toute la durée de la période de la tutelle syrienne sur le Liban, été exclu du gouvernement et de l’appareil de l’Etat, à la demande des Syriens eux-mêmes d’ailleurs, le président de la Chambre et le mouvement Amal qu’il continue de diriger, étaient au contraire, les enfants chéris de cette tutelle. Il était donc, avec d’autres, le symbole de cette ère pour le général Aoun. Sans qu’il y ait à cette époque de conflit direct entre eux, les deux hommes appartenaient à des mondes différents et, surtout, à des camps hostiles.
Lorsqu’en 2006, Aoun a conclu son alliance avec le Hezbollah, prenant de court le camp du 14 mars et tout l’establishment politique, dont Nabih Berry, il n’avait pas le sentiment de faire une volte-face puisque le Hezbollah était quelque part comme lui, victime de la tutelle syrienne. En revanche, renouer des relations avec Nabih Berry était pour lui bien plus difficile. Il a dû pourtant le faire parce qu’entre le Hezbollah et le mouvement Amal, un accord stratégique avait été conclu à la fin des années 80, pour mettre un terme aux conflits sanglants qui les avaient opposés notamment dans la région d’Iqlim al-Touffah. Les deux formations chiites avaient bien compris que tout conflit entre elles était destructeur pour l’ensemble de la communauté et elles s’étaient promis de ne plus jamais porter les armes les uns contre les autres sous n’importe quel prétexte. Par conséquent, le général Aoun, mais aussi le président de la Chambre, étaient tenus de respecter le principe selon lequel «l’allié de mon allié est mon allié», sans y parvenir tout à fait.
Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé. Régulièrement au cours de ces dernières années, Aoun et Berry ont fait régulièrement des tentatives en direction l’un de l’autre, un dîner par-ci, un déjeuner par-là, des rencontres-surprises, au Parlement ou à Aïn el-Tiné, pour s’expliquer et trouver des terrains d’entente, mais la réalité n’en reste pas moins évidente: il s’agit de replâtrage fragile et, à la moindre occasion, l’ampleur du fossé qui les sépare réapparaît.
C’est surtout sous le mandat du président Michel Sleiman que les conflits entre les deux hommes se sont multipliés, d’autant que l’ancien président avait lancé une sorte de positionnement centriste qui permettait au président de la Chambre d’avoir une plus grande marge de manœuvre à l’égard de son allié, le Hezbollah, et donc de s’éloigner de l’alignement traditionnel politique entre le 14 et le 8 mars. Ces divergences sont devenues perceptibles dans la première prorogation du mandat du Parlement, contre laquelle le Bloc du Changement et de la Réforme s’était insurgé, et, depuis, les conflits n’ont cessé de s’accumuler. Il faut dire qu’à tous les dossiers qui les séparent est venu s’ajouter un nouveau et pas le moindre, celui de l’élection présidentielle. Nabih Berry n’a jamais caché son appui à l’élection d’un président de compromis et il avait même des candidats à soumettre à ses interlocuteurs. Alors que le général Aoun était d’une part lui-même candidat et d’autre part prônait l’élection d’un candidat fort, autrement dit représentatif de sa communauté. Aoun a donc reproché à Berry de chercher à miner ses chances de devenir président, alors que Berry reprochait à Aoun de considérer qu’il n’avait pas besoin de lui pour être élu et de ne jamais chercher à solliciter son aide, préférant s’imposer à lui.

 

Un malentendu de forme?
Entre les deux hommes, il s’agirait donc d’un malentendu de forme, non de fond? En période de rapprochement, Berry et Aoun multiplient les déclarations en ce sens, mais lorsque le conflit éclate, ils ne disent plus rien.
Depuis la vacance présidentielle en mai 2014, les dossiers conflictuels se sont multipliés. Il y a eu ainsi les divergences sur le projet de loi électorale, Aoun prônant le projet dit orthodoxe, alors que Berry voulait une proportionnelle et de grandes circonscriptions. Il y a eu ensuite la seconde prorogation du mandat du Parlement, à laquelle Aoun et son bloc s’étaient fermement opposés et, plus récemment, la polémique sur le ministère des Finances, tenu par l’adjoint politique de Berry, le ministre Ali Hassan Khalil. Mais le plus grand conflit entre les deux hommes a aussi un nom: Gebran Bassil, actuel chef du CPL et ministre des Affaires étrangères. Depuis que ce dernier était ministre de l’Energie, le conflit entre lui et Berry avait éclaté au sujet du dossier pétrolier. Berry avait alors lâché contre Bassil les journaliers de l’Electricité du Liban (EDL) dont le problème n’a d’ailleurs toujours pas été réglé… Mais la guerre entre Berry et Bassil est devenue encore plus violente à l’arrivée de ce dernier au ministère des Affaires étrangères. Berry avait installé un réseau dans ce ministère occupé par un chiite pendant des années. A peine arrivé, Bassil a cherché à défaire ce réseau, en commençant par réduire les prérogatives de la Direction des émigrés tenues par l’homme de Berry, Haytham Jomaa. C’était en quelque sorte la goutte d’eau qui a fait déborder le vase… et mis en évidence l’ampleur des conflits entre les deux hommes.
Berry n’a jamais clairement parlé de ses rancœurs, préférant dire à ses visiteurs que Aoun lui en veut parce qu’il lui a dit de ne pas croire que Saad Hariri accepte son élection à la présidence ou un quelconque compromis. Mais la réalité est que tout sépare pratiquement les deux hommes, à la fois, les convictions, les intérêts et les personnes. Mais ils ne peuvent pas le reconnaître ouvertement. Par souci de l’allié commun, le Hezbollah!

Joëlle Seif
 

Efforts pour un compromis
En dépit de ses profondes divergences avec le général Michel Aoun, Nabih Berry s’emploie, depuis quelques semaines, à essayer de trouver un compromis sur le dossier des nominations militaires. Il ne le fait pas réellement pour faire plaisir à Aoun, mais pour obtenir en contrepartie la relance de l’action du Parlement et celle du gouvernement. Ce qui serait, selon lui, la meilleure réponse à l’action de revendication populaire transpolitique et transcommunautaire… Si aucun compromis n’est trouvé sur cette question, le gouvernement sera paralysé, tout comme le Parlement.

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