Magazine Le Mensuel

Nº 3035 du vendredi 8 janvier 2016

general

Fouad Boutros. Le dernier grand chéhabiste s’éteint

Ancien ministre et député, il était considéré le dernier des grands chéhabistes. Il a toute sa vie accumulé les titres et les fonctions. Un ténor du barreau, un dinosaure de la diplomatie libanaise dont il réussit à redorer le blason, Fouad Boutros était un farouche et fervent défenseur de l’Etat. Doté d’un grand réalisme, que beaucoup percevaient comme du pessimisme, il fut le témoin de l’histoire contemporaine du Liban. A 98 ans, Fouad Boutros, cette étoile qui a brillé dans le firmament de la politique libanaise, s’est éteint le dimanche 3 janvier.  

Il aura vécu presque un siècle, mais il a participé à la vie politique libanaise uniquement pendant un quart de siècle. Après avoir été aux côtés de Fouad Chéhab, un des principaux artisans de l’Etat que fut jadis le Liban, il a laissé son empreinte sur ce qu’on appelle communément les «mandats chéhabistes», ceux des présidents Fouad Chéhab, Charles Hélou et Elias Sarkis. Il fait partie de ceux qui ont fondé l’Etat, avant que cette notion ne disparaisse avec la guerre et sombre presque totalement avec la nouvelle génération de «dirigeants».
 

Carrière parlementaire
Fouad Boutros est né le 5 novembre 1917 à Achrafié. Son père était un banquier réputé, Georges Boutros, et sa mère, Athina Choueiri. Il a fréquenté l’école des Frères à Gemmayzé et fait des études de droit à l’Université Saint-Joseph. Son enfance n’a pas toujours été dorée. Avec la crise mondiale de 1929, son père fait faillite. En 1941 alors qu’il poursuit ses études universitaires, il travaille comme greffier auprès de la cour d’appel mixte de Beyrouth. En 1942, il devient magistrat auprès des tribunaux civils et de 1944 à 1947, il fut juge d’instruction auprès du tribunal militaire. C’est ainsi qu’il fait la connaissance du général Fouad Chéhab auquel il vouait une grande admiration. En 1947, il présente sa démission de la magistrature et intègre un cabinet d’avocat.
Marié à Tania Chéhadé, ils ont un fils, Georges, et deux filles, Mara et Rima. Brillant avocat, il fut attiré par la politique et se rapproche du général Fouad Chéhab. En 1959 sous son mandat, il fait son entrée au Conseil des ministres. Il est nommé  ministre de l’Education nationale et du Plan. Il se porte candidat aux élections législatives en 1960 sur la liste opposée au président Camille Chamoun et fut élu député grec-orthodoxe de Beyrouth et vice-président de la Chambre des députés entre 1960 et 1961. Il est réélu en 1964. De 1961 à 1964, il est ministre de la Justice dans le gouvernement de Rachid Karamé, vice-président du Conseil des ministres, ainsi que ministre de l’Education nationale et de la Défense dans le gouvernement de Abdallah Yafi, avant de devenir vice-président du Conseil des ministres et ministre des Affaires étrangères et du Tourisme dans le gouvernement de Abdallah Yafi en 1968.
Au cours de cette année, avec le «Pacte tripartite» formé de Camille Chamoun, Raymond Eddé et Pierre Gemayel, il perd son siège de député à Beyrouth face à Michel Sassine. Alors qu’il était toujours chef de la diplomatie, il présente sa démission du gouvernement.
Malgré cet échec, c’est par la grande porte qu’il fait son retour en politique avec l’élection de son ami Elias Sarkis à la présidence en 1976. Il occupe alors les fonctions de vice-président du Conseil, ainsi que celle de ministre des Affaires étrangères et de la Défense dans le gouvernement de Salim Hoss de 1976 à 1979. Dans le gouvernement de Chafic Wazan, il conserve ses deux premières fonctions jusqu’en 1982. Ministre des Affaires étrangères tout au long du mandat du président Elias Sarkis, il s’est imposé en ferme interlocuteur du régime syrien.  
Sa lecture réaliste et lucide des faits lui valait souvent la qualification de pessimiste à laquelle il répondait avec humour: «Le pessimiste, c’est celui qui voit le blanc en noir. Mais celui qui voit le noir en noir, lui, a une vue parfaite. Ceci étant, baisser les bras n’est que fuite et faiblesse. L’espoir doit perdurer malgré toutes les embûches qui entravent notre chemin. Nous continuerons à défendre notre intégrité, car nous avons foi en ce Liban, notre seule patrie». Pourtant, sa lecture s’était toujours avérée exacte et les faits lui ont donné raison.
Fouad Boutros a toujours refusé de se soumettre aux organisations palestiniennes tout comme à la mainmise des milices de tout bord sur l’Etat. A la tête de la diplomatie, il s’est dressé contre Israël et a fermement défendu le Liban aux Nations unies et à toutes les tribunes internationales. Il n’a jamais accepté de lier la solution de la crise libanaise à celle de toute autre crise dans la région.
En 2005, il préside la commission chargée d’élaborer une nouvelle loi électorale, un projet mixte de majorité et de proportionnelle. En septembre 2011, il est honoré par l’Etat et nommé au rang de grand officier dans l’ordre du Cèdre.
L’ancien ministre de l’Intérieur, Ziyad Baroud, qui a connu de près Fouad Boutros, confie à Magazine ces propos avec beaucoup d’émotion: «Fouad Boutros, dit-il, est une école. Il vient de ces chemins où le droit et la politique se croisent et ne s’excluent pas. J’ai appris de lui que nager à contre-courant est pénible, mais j’ai constaté qu’il l’a fait quand même en s’attachant sans cesse à ses valeurs et à ses idéaux. J’ai appris de lui qu’un politicien peut, malgré tout, rester égal à lui-même, conséquent avec ses pensées et ses convictions profondes. Fouad Boutros fait partie de cette trempe d’hommes qui vous invitent au respect, au dialogue, à l’argumentaire, au défi de la pensée libre face à l’obscurantisme. Je ne connais pas beaucoup de politiciens de sa culture. Encore un chéhabiste qui part…».
L’avocat Abdallah Nammour, collaborateur pendant cinq ans de Fouad Boutros, garde l’image d’un homme d’une extrême pudeur. «Ce que je retiens de Fouad Boutros c’est l’image d’un homme pudique, ayant un ego affirmé mais, en même temps, pudique et sensible à l’expression de cet ego. Fouad Boutros était un homme ombrageux et qui pouvait se faire très effacé. Je me souviens d’un regard perçant et d’une lucidité inégalée. C’était un homme qui possédait la faculté d’analyser très rapidement toutes les situations. C’était un orfèvre des mots qu’il savait toujours placer là où il faut et quand il faut. Sous son abord austère, c’était un homme au grand cœur, authentique et d’une grande simplicité lorsqu’on voulait lui poser une question ou demander son avis. Fouad Boutros appartient à une catégorie d’hommes qui n’existent plus, un dinosaure de la politique. C’était un métronome de la ponctualité. Si la ponctualité est la politesse des rois, Fouad Boutros était un empereur». Quant au pessimisme dont on l’accusait très souvent, Abdallah Nammour dit: «Il était, en fait, d’un réalisme à toute épreuve».
Indépendant il a vécu et indépendant il est parti. Sur la pointe des pieds, en toute discrétion comme il a toujours vécu, Fouad Boutros s’est retiré. Avec la disparition de ce grand, une page d’une certaine idée du Liban vient d’être tournée à jamais…

 

Joëlle Seif
 

Charles Rizk: «La conscience du Liban»
L’ancien ministre de la Justice Charles Rizk, chéhabiste et proche de Fouad Boutros, l’évoque avec beaucoup d’émotion. «Je ressens une profonde tristesse personnelle qui se prolonge en un véritable deuil national. Fouad Boutros était une personnalité hors du commun, indissociable du président Fouad Chéhab, qui a eu la grandeur de rassembler autour de lui de grandes figures qui ont sorti le Liban de la guerre de 1958, rétabli l’ordre et relancé l’économie nationale». Pour Charles Rizk, la vie de Fouad Boutros est divisée en deux grandes étapes. «La première période de sa carrière a été aux côtés de Fouad Chéhab, où il a occupé plusieurs ministères. Il a contribué à rendre les années 1958-1964, consécutives à la guerre, des années de développement et d’expansion du Liban. Il s’est ensuite retiré de la vie gouvernementale, mais il est resté un phare autour duquel nous nous regroupions. Quant à la deuxième période, elle consiste dans son retour auprès du président Elias Sarkis après un répit. Il a alors pris part à l’activité qui consistait à sauver ce qui restait de l’Etat libanais, selon sa propre expression, dans la période la plus noire de notre histoire, à l’ombre de l’occupation palestinienne, de l’invasion israélienne et du protectorat syrien. En 1982, à la fin du mandat du président Sarkis, il s’est retiré encore une fois, tout en conservant l’influence qu’il avait sur la société civile». L’ancien ministre ne cache pas sa rancœur vis-à-vis d’un pays qui n’a pas su véritablement profiter de la sagesse et du savoir de cet homme, tenu à l’écart dans une étape cruciale. «Il s’est retiré de la vie politique depuis 33 ans, alors qu’il était dans la force de l’âge. Il est resté loin, tout en représentant à mes yeux la conscience des Libanais. Ce qui m’attriste c’est que, durant toute cette période, en n’ayant pas recours à lui, la classe libanaise a oublié sa propre conscience».

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