Cinq ans environ après sa date de publication initiale, l’ouvrage de Abdo Wazen, Qalb maftûh, est traduit en français aux éditions Actes Sud/L’Orient des livres; A cœur ouvert ou la quête spirituelle de son auteur.
Ecrivain, poète, journaliste, responsable des pages culturelles du quotidien arabe al-Hayat de Londres, Abdo Wazen propose là, avec A cœur ouvert, un ouvrage inclassable, oscillant entre le journal, la biographie, les mémoires intimes, les méditations métaphysiques et la quête spirituelle. Au fil des pages, de la civière sur laquelle il est déposé pour subir une opération à cœur ouvert, il est visité, comme à son insu, par les pages du passé, son passé.
«J’écris, donc je vis»
Des pans de vie qu’il déroule tout au long du livre et qui, dans un premier temps, tiennent d’un délire jailli dans le tumulte des mots, pour retrouver un chemin de facture plus classique, pour retrouver le monde de l’enfance et les multiples tiroirs qu’il recèle, avant de sombrer dans une sorte de monologue thématique, rassemblant des idées éparpillées dans 200 pages, souvent emmêlées, qui se répètent parfois, plusieurs fois, qui tournent autour de préoccupations bien particulières de l’auteur, les nuances du rêve, du noir, du suicide, du spleen, du mysticisme, des références littéraires; Pessoa, «cet ami qu’il n’a pas connu», qui côtoie Baudelaire, Rimbaud, Cioran, Nietzsche, Emma Bovary, Dostoïevski, Ophélie, el-Hallaj, Rilke, el-Yazigi, el-Mutannabi… Tant et tant de compagnons de route qui ne cessent de surgir, que le lecteur ploie sous le coup de cette surpopulation, tournant autour d’idées, parfois des clichés, que de fois entendus et auxquels l’auteur s’abandonne dans ce qui pourrait être présenté comme des divagations lucides, des pérégrinations cycliques.
Si Marguerite Duras affirmait qu’on écrit toujours pour quelqu’un, Abdo Wazen, lui, semble n’écrire que pour soi, ne pensant que très rarement au lecteur, faisant ainsi régner sur le livre une ambiance de plomb destinée à la seule catharsis de l’auteur. Parce qu’il s’agit effectivement là de catharsis, de redonner une saveur autre à la vie, ou plutôt de découvrir «le sens qui gît au cœur de cette vie», une fois la mort traversée, et vaincue, à deux reprises; la première quand, encore enfant, une balle perdue s’était logée tout près du cœur, le laissant à peine égratigné, indemne, le corps métallique étranger faisant corps avec le sien, à tel point que les médecins ont interdit toute opération pouvant être fatidique; la deuxième, quand, des années plus tard, passée la cinquantaine, il a dû subir une opération à cœur ouvert. Et c’est là que débute le livre, c’est là que s’ouvre sa «page blanche»… sur laquelle «le stylo répand de l’encre»… qui «n’est pas noire, elle a la blancheur de la feuille. Pourquoi suis-je en train d’écrire?», s’interroge encore l’auteur… «Je n’en sais rien et cela ne m’intéresse pas de le savoir. L’écriture n’a pas besoin qu’on s’en inquiète ou qu’on la justifie. C’est l’écriture toute pure. L’écriture qui n’a d’autre objet qu’elle-même et qui est en quête de l’auteur en moi, celui que je ne connais pas et qui cherche son image».
Peut-on reprocher au lecteur d’être égoïste, de vouloir exiger d’un livre émerveillement et palpitations, même métaphysiques, même méditatives, de vouloir établir une certaine identification avec l’ouvrage qu’il tient entre les mains? Un ouvrage marqué par l’omniprésence du «je», celui de l’auteur qui perce, flagrant, au détriment du lecteur, et qui permet difficilement une véritable identification universelle, ce «je» qui peine à être «un autre», cet autre de Rimbaud que l’auteur ne cesse de citer.
Avec soi comme auteur, narrateur et personnage principal, les idées et images qui en découlent se fracassent dans un chaos parfois organisé, parfois emmêlé, sur un rivage solitaire tendu, par moments, d’éclaircies fulgurantes qui avivent les sensations et l’intérêt, qu’elles soient sous forme poétique ou d’aphorismes, rendant la lecture d’affilée difficile, lente, voire lassante, mais exquis les retours aux pages annotées pour pouvoir encore s’émerveiller du mystère entier que reste l’acte d’écriture…
Leila Rihani