Pendant qu’ils s’affrontaient à Alep par alliés interposés, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan ont tourné, à Saint-Pétersbourg, la page de neuf mois d’une crise provoquée par la destruction, en novembre dernier, d’un bombardier russe au-dessus de la Syrie. L’entente sur les ruines d’Alep ne signifie pas que les divergences sur la Syrie ont été surmontées. Un long chemin reste à faire… Pendant ce temps, la guerre continue.
De par les effectifs engagés de part et d’autre, l’armement utilisé et la puissance de feu déployée, la bataille d’Alep est, sans conteste, la plus féroce et la plus meurtrière depuis le début du conflit en Syrie, en mars 2011. Plus de 15 000 hommes, des centaines de chars et de véhicules blindés, autant de pièces d’artillerie, des dizaines d’avions et de drones, étaient en action sur un front de 22 kilomètres. Ce qui a fait dire à un expert militaire libanais, interrogé par Magazine, que sur le champ de bataille aleppin s’affrontaient non pas une armée et une coalition hétéroclite de rebelles, mais deux armées classiques.
L’offensive, lancée par les rebelles contre Alep, a nécessité un tel degré de préparation qu’il est impossible qu’elle ait été décidée en réaction au siège imposé aux quartiers est d’Alep par l’armée syrienne, le 17 juillet dernier.
Dans ce contexte, des sources informées pointent du doigt le rôle de premier plan joué par la Turquie dans cette bataille. Au niveau du renseignement d’abord, avec les données récoltées par un avion turc Awacs, qui n’a presque pas quitté le ciel pendant six semaines; dans le transfert d’armes et d’équipements dernier cri aux rebelles ensuite: des dizaines de chars et de véhicules blindés ont été réparés et perfectionnés dans les ateliers de l’armée turque, pour être renvoyés sur le champ de bataille; au niveau des effectifs enfin: des informations citées par le quotidien as-Safir indiquent que mille combattants sans armes ont passé la frontière turco-syrienne vers la province d’Idlib, après un entraînement intensif en Turquie. Huit cents membres du groupe salafiste Ahrar al-Cham ont également été acheminés, via le territoire turc, de la localité d’Aazaz, au nord d’Alep, vers Idlib, en préparation à l’offensive.
L’indice le plus important reste, cependant, le rôle dans la bataille du Hezb el-Turkistani, qui comprend des Chinois Ouïghours, une ethnie turcophone, et les groupes tchétchènes, proches d’Ankara. Ils ont constitué le fer de lance des sept offensives successives contre Alep. Ce sont eux qui ont lancé leurs véhicules blindés bourrés d’explosifs pour ouvrir des brèches dans les lignes de défense de l’armée syrienne, du Hezbollah et des Gardiens de la révolution iranienne, par lesquelles s’engouffraient ensuite des vagues de fantassins kamikazes (Inghimassiyine), suivis par l’infanterie et les troupes mécanisées des rebelles.
Le déroulement de la bataille
L’Armée de la conquête, dont Fateh al-Cham (ex-Front al-Nosra) et d’autres groupes jihadistes-salafistes constituent la colonne vertébrale, a utilisé cette tactique dès le premier jour de l’offensive, dimanche 31 juillet. Les raids aériens intensifs des aviations russe et syrienne et les barrages d’artillerie ont infligé de lourdes pertes dans les rangs des rebelles. L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH, proche de l’opposition) a parlé de 700 morts dans les deux camps, dont une majorité de rebelles. D’autres sources font état de 1 000 morts jihadistes. Cela n’a pas empêché l’Armée de la conquête de poursuivre l’offensive avec acharnement. Pendant six jours, du dimanche 31 juillet au vendredi 5 août, les rebelles n’ont pas réussi à briser les lignes de défense établies par l’armée syrienne et ses alliés. Celles-ci reposaient sur un solide dispositif s’articulant autour des trois académies militaires, dans les faubourgs à l’ouest d’Alep. Samedi 6 août, de petits groupes de rebelles sont parvenus à s’infiltrer dans l’Ecole de l’armement. Toutefois, ils n’ont pas réussi à établir une tête de pont suffisamment solide. Samedi soir, une défaillance est apparue dans le système défensif syrien. Pour des raisons encore floues, et sans en avoir reçu l’ordre, des unités de l’armée syrienne chargées d’une partie du front de Ramoussa, qui commande l’entrée d’Alep par le sud-ouest, ont évacué leurs positions après une attaque rebelle venant du quartier assiégé de Cheikh Saïd. Des combattants se sont rapidement engouffrés dans cette brèche de 300 mètres. Rejoints par de petits groupes venant de l’ouest d’Alep, ils ont entrepris d’élargir le corridor. Forts de ce succès, les insurgés ont frénétiquement intensifié leurs attaques sur un front de huit kilomètres de large, allant des académies militaires jusqu’au sud de Ramoussa. Craignant une rupture totale de la ligne de défense et l’encerclement d’importants effectifs, la chambre d’opération commune d’Alep (qui comprend des officiers d’état-major syriens, russes, iraniens et du Hezbollah), a décidé d’évacuer les écoles militaires et d’établir de nouvelles lignes de défense. Preuve que le repli s’est effectué dans l’urgence, de nombreuses pièces d’artillerie de gros calibre, qui nécessitent du temps pour être déplacées, ont été abandonnées sur place.
Etat des lieux militaire
L’armée syrienne et ses alliés tentent de minimiser la gravité des revers qu’ils ont subis, mais les rebelles tendent, pour leur part, à amplifier l’importance des succès qu’ils ont enregistrés. Théoriquement, ils ont réussi à faire la jonction avec Alep est via Ramoussa. Mais le corridor qu’ils ont ouvert, large de 900 mètres seulement, n’est pas sécurisé, car il reste sous le feu de l’armée gouvernementale. La journée, il est impraticable, et la nuit, seuls de petits groupes de fantassins peuvent l’emprunter. L’un des principaux chefs de l’Armée de la conquête, le Saoudien Abdallah Muheissni, a reconnu, mardi, lors d’une intervention à la radio Doua’ al-jihad, que le siège d’Alep n’avait pas encore été levé.
Mardi 9 août au soir, l’armée syrienne a annoncé avoir refermé la brèche, en reprenant la colline de Snawbrat.
Parallèlement, l’armée syrienne est désormais contrainte d’acheminer vivres, renforts et munitions par une route alternative beaucoup plus longue, car elle contourne Alep par l’est et le nord pour entrer dans les quartiers ouest par la région du Castello, au nord de la ville.
Le premier round qui s’est achevé par une demi-défaite pour le régime et une demi-victoire pour les rebelles était d’une importance capitale pour Recep Tayyip Erdogan. Il aurait été, en effet, délicat pour le président turc, engagé dans un repositionnement stratégique de son pays – après le coup d’Etat du 15 juillet –, caractérisé par un rapprochement avec la Russie, de rencontrer Vladimir Poutine, à l’ombre d’un rapport de force penchant résolument en faveur de Damas et de Moscou. Les vagues de kamikazes turcophones ont permis au sultan d’Istanbul de consolider sa position lors des négociations avec le Tsar. Erdogan a d’ailleurs déclaré, dimanche: «Le régime a assiégé Alep, mais l’opposition a rétabli l’équilibre».
La bataille d’Alep est donc inachevée et les deux camps ont acheminé d’importants renforts pour le prochain round. Celui-ci est tributaire des résultats du sommet Poutine-Erdogan, qui a eu lieu mardi à Saint-Pétersbourg. Or, le président russe a clairement déclaré, après le premier round des négociations, que les divergences sur la Syrie persistaient. Cela n’a pas empêché les deux chefs d’Etat de sceller leur réconciliation en jetant les bases d’une relation stratégique sur les plans économique et énergétique, avec l’ambition de porter leurs échanges à 100 milliards de dollars.
La particularité des relations internationales, aujourd’hui, est que des pays, qui ont des positions diamétralement opposées sur certains dossiers, peuvent coopérer étroitement sur d’autres questions. L’exemple de l’Iran et de la Turquie est assez expressif. Malgré le profond fossé qui les sépare sur la Syrie, Téhéran et Ankara ont toujours maintenu d’excellentes relations économiques et commerciales.
Il est peu probable que la Turquie opère un virage à 180 degrés sur la Syrie, sans contrepartie. Les Kurdes seront-ils sacrifiés sur l’autel de la réconciliation entre Moscou et Ankara? Les Etats-Unis, qui appuient les Kurdes en Syrie, l’accepteront-ils sans réagir?
La crise syrienne est extrêmement compliquée en raison des innombrables paramètres qui entrent en cause et de la multiplicité des acteurs régionaux et internationaux. Malgré la réconciliation entre Poutine et Erdogan, les conditions ne semblent pas encore réunies pour une solution politique.
Paul Khalifeh
Le chef du front d’Alep limogé
Signe de l’existence d’une défaillance dans le dispositif défensif de l’armée syrienne et de ses alliés, le chef du front d’Alep, le général Adib Mohammad, a été limogé au lendemain des revers qu’ils ont subis. Il a été remplacé à la tête de la «commission militaire et sécuritaire d’Alep» par le général Zeid Saleh, chef d’état-major de la Garde républicaine, corps d’élite de l’armée syrienne.
Le général Saleh est l’artisan de la victoire à la bataille du Leiramoun et de Bani Zeid, qui a permis à l’armée syrienne d’imposer un siège hermétique aux quartiers est d’Alep, avant que la brèche de Ramoussa ne soit ouverte.
Ce qu’ont dit les protagonistes
Vladimir Poutine
● «Je crois qu’il est possible de trouver une approche commune (sur la Syrie), au moins parce que nous voulons tous les deux que la crise soit terminée. Nous l’utiliserons comme une base pour trouver des solutions communes».
● «Votre visite, qui intervient malgré la situation politique intérieure très compliquée en Turquie, montre que nous tous voulons rétablir le dialogue et les relations, dans l’intérêt des peuples russe et turc».
● «Je voudrais dire que c’est notre position de principe: nous nous prononçons toujours contre toutes les actions anticonstitutionnelles. Nous espérons que la Turquie pourra surmonter ce problème (le coup d’Etat manqué, ndlr) et que l’ordre et la loi constitutionnelle seront restaurés».
● «Nous aurons aujourd’hui l’occasion de discuter… tous les volets de nos relations, y compris la restauration des liens économiques et la coopération antiterroriste».
Recep Tayyip Erdogan
● «Votre coup de fil juste après la tentative de coup d’Etat m’a réconforté, ainsi que mes collègues et notre peuple».
● «C’est notoire, cela a été comme si une ombre noire était tombée sur nos rapports quand la tragédie avec le bombardier russe a eu lieu».
● «Aujourd’hui, nous voyons encore plus clairement que l’organisation terroriste de Fethullah Gülen et les forces qui lui sont liées minaient nos relations».
● «Il faut se charger à nouveau de cet objectif (atteindre des échanges commerciaux pour 100 milliards de dollars, ndlr). Si nous levons tous les obstacles à nos relations commerciales et créons de nouvelles plateformes de coopération, je crois que nous pourrons y parvenir».