Mon éternel périple commence dans l’avion. La scène pourrait être visionnée cent fois par an. Je suis assise près de cette femme diorisée de haut en bas, flanquée de son sac Louis Vuitton faisant office d’animal de compagnie, la soixantaine bien cachée sous un masque confectionné à base d’acide hyaluronique et de botoxiline. Elle critique la France de Monsieur Hollande tout en me parlant de sa progéniture. Son fils chéri a «fini» avec une Française, laquelle lui aurait «mis le gratin dessus» (sic).
La définition de ce que peut être la finitude aux yeux d’une mère libanaise, et la confusion entre le grappin et ce plat cuisiné à base de crème fraîche (pas celle avec laquelle elle a enduit son visage, l’autre, la comestible) m’ont donné immédiatement envie d’arrêter le flot de salades qu’elle me servait. La meilleure façon de le faire était d’improviser une sieste aérienne pour éviter de parler de ce genre de «nourritures terrestres».
Alors, le corps immobile mais l’esprit vagabond, je songe, les yeux fermés, à ce qui m’attend au pays de mes compatriotes, qui se croient encore Phéniciens.
D’abord, les questions intrusives dans ce dont certains Libanais ignorent jusqu’à l’existence même: la vie privée. «Alors, raconte, tu as quelqu’un?», «et, c’est sérieux entre vous?», «Il ne veut pas venir visiter le Liban? C’est pourtant le plus beau pays au monde!». Et là, on me sortirait la blague habituelle: «Chez nous, on peut skier et nager le même jour». Ils oublieraient simplement de préciser que skier dans les montagnes suisses-orientales suppose d’attendre que le générateur soit branché pour que les remontées mécaniques redémarrent et qu’une natation à la libanaise nécessite le brassage frénétique de l’eau, pour éloigner de soi les ordures allègrement déversées dans la mer.
Ensuite, les remarques sur le plus précieux élément aux yeux des liba-niais: l’apparence. Mes cheveux, mes rides, mes poches, celles sous mes yeux ridés, pas les autres poches devant être également remplies, mes dents qui contrastent avec le désormais fameux Hollywood smile, mes vêtements passés au scanner de leurs yeux impitoyables et le diagnostic, évidemment négatif: «à refaire».
Enfin, et pour compenser, je me souviens du sentiment qui m’anime dès que je replonge dans mes racines. Je baigne joyeusement dans une ambiance chaotique, chaleureuse, hilarante, volubile, dynamique, et je suis constamment accompagnée par les rayons d’un soleil fidèle, qui me réchauffe le cœur. Ce cœur devenu si froid dans Paris. Souvent, dans cette ville lumière, on plonge dans le noir…
Et lorsque, sortie de l’aéroport, j’entends les klaxons de ce Beyrouth qui bouillonne à toute heure, et que j’écoute des gros mots fuser de partout à tel point que je m’amuse à les employer moi-même, je me dis qu’au bout du compte, je préfère me faire bercer par les bruits incessants de cette ville folle, plutôt que de me faire oublier par une société déshumanisée.
Le Liban me tend toujours les bras. Mes parents aussi. Ils vieillissent. J’accours.
Rana Chaaban
Avocate aux Barreaux de Paris et de Beyrouth
Professeure à la Sorbonne, Abou Dhabi