Auteur d’une enquête consacrée à Mohamed Ben Salman* et plus largement au fonctionnement de la monarchie saoudienne, la journaliste belge Christine Ockrent est revenue, pour Magazine, sur l’impact de l’affaire Khashoogi et ses conséquences.
Pourquoi avoir choisi de vous intéresser au personnage de Mohamed Ben Salmane (MbS)?
Je m’intéresse depuis toujours au Moyen-Orient et quand j’ai vu surgir ce jeune homme, il y a deux ans, quand il a déclaré qu’il fallait sortir son pays de la dépendance au pétrole, je me suis dit que c’était un personnage intéressant.
Après votre enquête, quels sont pour vous les traits les plus marquants de sa personnalité?
C’est un homme manifestement intelligent, pas du tout cultivé au sens occidental du terme, très impulsif et colérique. Dans un système de pouvoir absolu, cette alchimie donne lieu à des excès d’autorité, allant aussi jusqu’à une trop grande confiance dans un petit groupe de gens qui sont ses copains d’école ou de faculté de Riyad. Il a autour de lui quelques hommes qui sont passés par Harvard ou par le MIT etc., mais on voit bien qu’un petit groupe et en particulier ceux qui ont été d’une invraisemblable stupidité et maladresse dans cette affaire d’Istanbul, ce sont des gens très proches de lui. Cela veut dire que son discernement, en ce qui concerne quelques-uns de ses collaborateurs, est pour le moins troublé. J’ai fini ce livre début septembre, avant l’affaire Khashoggi, mais il me semble que ce drame s’éclaire par ce que j’essaie d’expliquer dans ce livre, avec la manière dont MbS a raffermi son propre pouvoir avec la purge du Ritz-Carlton.
Le président turc est-il le grand gagnant de l’affaire Khashoggi ?
Recep Tayyip Erdogan a été d’une très grande habileté. Il est le grand vainqueur de cette affaire. Il y a l’aspect humiliation de MbS pour affirmer la volonté d’Erdogan d’être le grand leader du monde sunnite, avec ses amis du Qatar. La manière dont Erdogan a utilisé cet assassinat, c’est aussi une façon d’embarrasser l’administration Trump. Il a parfaitement réussi. L’économie turque étant dans un très mauvais état, il a sans doute obtenu des subventions saoudiennes autant qu’américaines, et il joue très habilement de ses relations avec Vladimir Poutine et avec l’Iran. Ce triangle, c’est celui qui tient la région, ce ne sont plus les Américains.
Pensez-vous qu’avec cette affaire, le leadership sunnite dans la région, qui revenait traditionnellement à l’Arabie saoudite, pourrait aujourd’hui échapper au royaume?
Non je ne crois pas, l’Arabie saoudite reste riche, elle finance l’Egypte, la Jordanie, Bahreïn, l’alliance entre MBS et Mohamed Ben Zayed d’Abou Dhabi est très étroite. Mais, il y a surtout, et c’est ça qui est intéressant à suivre maintenant, la confrontation entre les Frères musulmans et les monarchies sunnites. Erdogan revendique ouvertement, avec son parti l’AKP, la vision d’un islam politique qui utilise la démocratie pour s’affirmer. Khashoggi était très proche des Frères. Il était d’autant plus dangereux pour Riyad, en fonction des critères saoudiens, que c’était un homme du système, un proche collaborateur des renseignements saoudiens pendant 20 ans, ce n’était pas un journaliste lambda.
Cette affaire peut-elle mettre fin au règne de MbS avant même qu’il n’ait commencé? On a parlé du retour du prince Ahmad ben Abdel Aziz à Riyad…
Je ne crois pas. On voit que le roi Salmane fait revenir dans un premier cercle des vieux princes, mais pas des gens de la génération de MbS. Qu’il y ait quelques signaux pour prouver que le clan royal est solidaire c’est une chose, mais ce pouvoir reste très opaque et c’est ce que j’explique dans mon livre. MbS, il y a un an tout juste, avec la rafle du Ritz-Carlton, a écarté les princes qui avaient encore à leur disposition des forces armées. Ils n’en ont plus, ils sont assignés à résidence avec sans doute un bracelet électronique, ont été délestés de quelques milliards, ce qui franchement ne fait pleurer personne et qui a rendu MbS très populaire auprès des jeunes. Il y a un système d’un archaïsme total et en termes d’asphyxie d’un royaume richissime, dont les ressources sont pompées par cette caste. Je ne vois pas le roi dire «Tiens, je me suis trompé de fils, je change». Encore une fois, que MbS soit fragilisé oui, qu’il soit affaibli oui, mais s’il passe cette épreuve, cela voudra dire qu’il est vraiment le patron.
Les réactions européennes et américaines ont été plutôt timides au début de l’affaire.
Il est évident que l’Administration Trump le soutient, et en particulier le gendre du président, Jared Kushner, tout comme le Premier ministre israélien. Aucun pays occidental n’a intérêt à ce que l’Arabie saoudite soit déstabilisée. D’autant que l’analyse qui prédomine reste la menace de l’Iran qui a quand même mis la main sur l’Irak, la Syrie, les Houthis au Yémen et sur le Hezbollah. Dans les rapports de force, l’Iran est le gagnant. L’Arabie saoudite est un pôle de stabilité essentiel pour les Occidentaux.
Selon vous, au-delà de l’affaire Khashoggi, il ne faut pas sous-estimer ce qui se passe sur le plan interne dans le royaume.
Il faut bien voir que les réformes lancées par MbS, ne sont pas des réformettes. C’est une société complètement figée, à la marge. Imaginons que MbS soit écarté et qu’un vieux prince quelconque revienne à l’ancien régime et que le pouvoir religieux ultraconservateur regagne du terrain. L’Arabie saoudite ce n’est pas le pouvoir absolu uniquement de la dynastie, c’est cette dynastie qui négocie sans arrêt avec le religieux. Par rapport à cela, je vois mal un retour à un ordre ancien dans un système de corruption généralisée, sans diversification de l’économie, sans satisfaction donnée aux jeunes, avec un raidissement à nouveau des mœurs, alors que MbS avait offert au moins ça, un peu d’ouverture avec de la musique, des cinémas, du sport. Du côté des milieux d’affaires, l’impact Khashoggi est déjà retombé. Business is business.
A quoi peut-on s’attendre au niveau de la politique de MbS dans la région, s’il succède à son père?
On a vu déjà ce qu’il a tenté de faire, sur le plan extérieur, c’est chaque fois un échec. Avec Saad Hariri c’était un échec, avec le Qatar qui se porte très bien malgré son isolement, pareil, et avec la guerre au Yémen, c’est évidemment une catastrophe humanitaire mais pour l’Arabie saoudite, c’est un échec monumental, ce qui n’est pas le cas pour ses alliés des Emirats. Il y a un autre aspect aussi très important avec le règlement aussi de la question israélo-palestinienne où le roi a mis un stop. Les échecs en politique extérieure sont toujours relatifs. Ce n’est pas ça qui va amener à sa déstabilisation. L’Administration Trump est beaucoup plus proche de Riyad que ne l’était celle d’Obama et, encore une fois, MbS reste l’interlocuteur privilégié.
*Le prince mystère de l’Arabie, Mohammed ben Salman, les mirages d’un pouvoir absolu. Editions Robert Laffont.
Jenny Saleh