Magazine Le Mensuel

Nº 3103 du vendredi 5 juillet 2019

Point final

Beyrouth, construction ou 9ème destruction!

Une succession de civilisations ont bâti ce pays avant d’être pays. En observant les périodes précédentes – phénicienne, hellénistique, romaine, médiévale et ottomane, on constate une transition chronologique architecturale organisée. Arrivant à la période moderne au siècle dernier, une architecture curieuse prélude. Soudainement, nous nous retrouvons devant une architecture entrecoupée par une quinzaine d’années de guerre destructrice de 1975 à 1990. Faut-il pour autant croire qu’il y a eu une continuité de cette période après la guerre? J’en doute fort!
Dans les années 50 et 60, le Liban bénéficie d’une architecture plus simplifiée, surtout dans la capitale. Ainsi le cinéma Rivoli de l’architecte Saïd Hjeil occupe la place des Martyrs en 1952.
L’hôtel Carlton, de l’architecte polonais Karol Schayer, domina la corniche en 1957, donnant à la ville une image cosmopolite. Le théâtre du City Center de Joseph Philippe Karam, à Béchara el-Khoury, marque la ville en 1968 grâce à sa forme géogale.
A la même époque, un peu plus loin au sud de la capitale, naît le fameux bâtiment principal de l’aéroport international de Khaldé, par l’architecte français André Leconte…
Les artères de la capitale se dessinent autrement. La rue des Banques, de Hamra et de Spears bien plus que beaucoup d’autres contribuent à créer une nouvelle image du «Beyrouth Moderne».
Bien entendu, après les années 40, marquées par l’urbaniste français Michel Écochard, la ville se modernise peu à peu pour devenir plus «trendy» jusqu’à la veille de la la guerre de 1975.
Mais la question qui se pose est la suivante: est-ce vraiment cette guerre qui a démoli le Liban pour la «huitième fois»? Par peur de nier la réalité historique, je dois me résigner à l’évidence: la guerre a bel et bien détruit la pierre qui est réversible, mais elle a surtout blessé l’âme qui, elle, ne l’est pas!
C’est la reconstruction de l’après-guerre qui a engendré dans ses plis la neuvième destruction! Ainsi, les bâtiments qui ont marqué l’histoire ancienne et moderne de la métropole ont été défaits les uns après les autres, conduisant à une rupture culturelle grave.
D’autres projets de construction n’ont pas démoli un antécédent pour prendre sa place mais ont «détruit» l’air de Beyrouth, le poumon de la ville: «l’espace public», le vide, le complémentaire du plein dans l’architecture, qui est vital dans la cité. Tandis que le premier jardin public (Sanayeh) fut créé en 1908, montrant le respect de l’espace public à l’époque, aujourd’hui, cet espace se détériore. Récemment, un projet est réalisé en dépit de toutes les contestations: un bâtiment balnéaire – commercial – a envahi la plage de Ramlet el-Bayda. Et les exemples sont nombreux.
Il semble que les rapaces continuent à rôder autour de leurs prochaines victimes dont l’une pourra être le bâtiment historique du lycée Abdel Kader, entre autres.
Construire est bien sûr une nécessité, une demande, mais est-ce au détriment des racines et en écrasant les origines? Le Nouveau ne pourrait-il pas cohabiter avec l’Ancien et en profiter comme un socle solide, un témoin vivant à proximité, sans l’enterrer au-dessous? Ne pourrait-on pas sortir du conflit de territoire entre les deux? Une absurdité du développement immobilier au Liban!
Il y a de la place pour tous; l’architecture est là pour trouver les solutions. Elle est le moyen et non pas l’édifice, le processus et non pas la bâtisse. L’homme est le fruit de plusieurs composantes: corps, esprit… et «culture» dont l’un des premiers fondements est l’architecture. Le bâtiment – l'une des plus somptueuses œuvres humaines au fil du temps – a toujours dévoilé, et presque seul avec quelques autres arts, l’histoire de l’Homme.
Hélas, si les générations futures cherchent et trouvent nos traces – bien entendu, les bâtiments symboliques de notre architecture présente – comment liront-elles l’identité de l’homme d’aujourd’hui?
L’architecture est une responsabilité, une langue mais aussi une aglossie, c’est une arme à double tranchant, méfions-nous! 

Joseph Abdallah
Architecte, DESS en Restauration & Conservation
Monuments et Sites historiques.

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