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Nº 3104 du vendredi 2 août 2019

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Fady Bustros. Frustrations d’un activiste de la société civile

Directeur de la communication et des relations de l’ONG Lebanon Renaissance Foundation, Fady Bustros a confié à Magazine ses frustrations et désillusions quant à l’efficacité des actions menées par la société civile.
Différente des associations plus traditionnelles à visée sociale, médicale ou humanitaire, Lebanon Renaissance Foundation promeut les pratiques de bonne gouvernance visant à l’édification d’un Etat digne de ce nom, capable d’assurer les droits des citoyens. Engagé depuis de nombreuses années dans cette fondation enregistrée aux Etats-Unis, Fady Bustros se veut un observateur avisé et conscient des dérives actuelles dans le pays, qu’il s’agisse du fonctionnement de l’administration, du comportement ambivalent des Libanais et de leur pays en général, du rôle crucial des médias…

Rôle occulté des hauts fonctionnaires
«Depuis Taëf, le pouvoir est de plus en plus dévolu aux ministres, aux personnes, au détriment du cadre institutionnalisé», observe Fady Bustros. «Cela affecte la constance et les politiques établies, le suivi et la responsabilisation, la performance de certains ministères qui font parfois des virages à 180 degrés, selon la vision de chaque ministre», déplore-t-il. «Parfois ça va dans le bon sens, mais pas dans la durée, cela affecte la vision globale». L’activiste regrette par exemple que le rôle des directeurs généraux soit complètement effacé, alors que les ministres, sauf exception, ne sont pas des spécialistes. Un système qui a pour effet pervers de voir «les ministères kidnappés par le pouvoir politique, ce qui dessert le développement», poursuit-il, alors que «l’on sait que l’administration publique est un des acteurs principaux des politiques de développement». Autre impact: la baisse de la performance et de la crédibilité de la notion même d’Etat.

Ambivalence des Libanais
«La grande majorité des Libanais demandent le changement, mais près de 50% des électeurs n’ont pas voté aux dernières élections et la majorité écrasante de ceux qui ont exercé leur droit de vote ont reconduit la classe politique qui prévalait avant les élections de 2018», constate encore Fady Bustros. A cet état de fait, il avance des raisons comme «le communautarisme, les réflexes identitaires, ou bien le clientélisme qui sont encore présents dans l’expression de ce double langage et qui font que les sujets brûlants qui divisent aujourd’hui ont repris dans quelques semaines ou jours le dessus sur le quotidien». Ce qui témoigne, selon lui, d’un manque de discernement de la part des Libanais. Comment modifier ces comportements ancrés? Pour Fady Bustros, cette tâche incombe «aux leaders d’opinion, ainsi qu’aux ONG qui militent dans ce secteur». L’activiste note également que nombre de ses compatriotes exercent «leur droit de citoyen de manière virtuelle sur les réseaux sociaux avec des ‘likes’ ou des partages». Une attitude qui si elle fidélise peut-être des «followers» n’a pas vraiment d’impact, on s’en doute, sur un changement. Bustros livre d’ailleurs un exemple très significatif. «En 2014-2015, l’ONG Sakker el-Dekkené avait monté une campagne média de sensibilisation contre la corruption. 60 000 à 70 000 Libanais l’ont ‘likée’, partagée, etc. Quand une autre ONG, la branche locale de Transparency International, a mis avec notre aide, une hotline en place pour aider et soutenir concrètement des victimes et témoins d’actes de corruption (accès à des cabinets d’avocats, etc.), elle a reçu moins de 1 000 appels en l’espace de 18 mois», soutient-il. Cela montre que les Libanais exercent leur bonne conscience de manière virtuelle et s’adonnent à un double langage permanent.

Revendications irréalistes
Fady Bustros relève aussi que «la barre des revendications de la société civile est parfois trop haute». «Certains activistes ignorent la réalité et la complexité de situations bien données», déplore-t-il. Cela dénote, selon lui, de «passion aveugle, peut-être de ressentiment, et en tout cas de simplification extrême». «Accuser tous les politiciens et les fonctionnaires de vol, sans preuves à l’appui, ne sert pas le changement», souligne-t-il. «Quand on dit vouloir récupérer les sommes «volées» comment, sans chiffres, sans nom, sans procédures?», lance encore Bustros, qui relève des expériences similaires ont été tentées sans grand succès en Corée ou en Thaïlande, qui n’ont abouti qu’à récupérer «moins de 1 ou 2% des sommes détournées».
L’activiste regrette de même les campagnes passionnées contre les barrages de retenue, ou les incinérateurs de la dernière génération. «N’est-il pas plus facile de contrôler les opérations de deux entités, (des incinérateurs, ndlr) avec le contrôle de la société civile et d’un organisme indépendant que de contrôler les 1 000 ou 1 200 décharges ou incinérateurs aveugles ou sauvages qui sont disséminés dans tout le pays? Pour moi, c’est plus facile de contrôler avec le maximum de précautions une ou deux des décharges ou des incinérateurs de la dernière génération que de contrôler 5 millions de Libanais qui jettent partout, et de vouloir compter sur les municipalités dont, d’après mon expérience, seulement 20% sont gérées par des gens capables». Selon Fady Bustros, les acteurs de la société civile doivent faire preuve de pragmatisme, au risque de se voir décrédibiliser dans leurs revendications.

L’impact pervers des médias
A une époque où les canaux d’information sont multiples et extrêmement rapides, l’activiste remarque que «les sources d’infos disponibles dénaturent la qualité de l’information et ne favorisent pas l’éducation citoyenne et l’épanouissement politique». Bustros avance que «70% des médias, par souci de rétablir de difficiles équilibres financiers ou en raison d’allégeances particulières, ou par souci d’attirer de l’audience, ne jouent plus ce rôle». Il reproche notamment aux médias «d’amplifier des situations négatives, en occultant le peu de situations positives que connaît notre pays, notre administration, nos services publics, notre quotidien». «Ils créent ou poussent des causes revendicatives parfois dans le seul but de satisfaire un agenda financier ou partisan». Avec pour conséquence, l’entretien d’un pessimisme ambiant dans le pays et une influence négative sur toute velléité de changement sociétal.
ACTIVISME OU BUSINESS? Autre question, plutôt légitime, posée par Fady Bustros, spectateur avisé de la société civile: «l’activisme est-il devenu un business segment?». Il note en effet qu’à l’exception des associations caritatives traditionnelles, qui bénéficient des dons des Libanais, la majorité des ONG opérant dans un autre secteur d’activité, celui des orientations stratégiques, de la bonne gouvernance et d’un Etat de droit, sont financées par des institutions étrangères. «L’action de ces ONG est trop dépendante de ces financements qui peuvent disparaître du jour au lendemain». Cela a pour conséquence de «limiter le choix des activités initiées ou la mise en place de programmes qui ne sont pas forcément adaptés aux spécificités libanaises», relève Bustros. «Nous avons notre part de responsabilité aussi, reconnaît-il, nous devons nous faire connaître davantage. Des incitations fiscales dont toutes les ONG bénéficieraient pourraient aussi être mises en place, dans la limite d’un certain montant pour éviter des dérapages. Mais pour cela, Il faut une administration fiscale efficace».

Jenny Saleh

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