Les valeurs fondatrices du Liban ont émergé durant les années charnières de la Proclamation du Grand Liban en 1920 et le Pacte national et l’Indépendance de 1943. Il s’agit de l’expression profonde de l’identité nationale du Liban, message d’unité plurielle dans un monde ravagé par la résurgence des identités individuelles et collectives et, dans la région, par l’idéologie sioniste, devenue malheureusement contagieuse, de l’espace identitaire, à l’opposé du Pacte national libanais toujours recommencé.
Les huit valeurs fondatrices du Liban, sources d’inspiration et de résistance de tous nos grands penseurs, militants, martyrs et hommes d’Etat, sont:
1- Indépendance, avec tout ce que cela exige de lutte pour la souveraineté, la libération de toute obédience à une Sublime Porte, directement occupante ou par procuration.
2- Unité plurielle, avec ce qu’elle implique d’aménagements pour la gestion démocratique du pluralisme religieux et culturel à l’encontre de l’idéologies de l’espace identitaire et de l’intégration forcée (insihâr).
3- Libertés religieuses, culturelles et politiques.
4- Vivre-ensemble islamo-chrétien.
5- Culture du dialogue et des pactes en tant « qu’engagements nationaux » (ta’ahhudât wataniyya), suivant l’expression d’Edmond Rabbath.
6- Solidarité transcommunautaire que concrétise l’hymne national : Kulluna lil-watan (Solidaires pour la Patrie).
7- Arabité indépendante et de civilisation en ce qui concerne la tolérance et la gestion du tissu social pluraliste du monde arabe, et non arabisme des prisons, en conformité d’ailleurs avec un patrimoine musulman et arabe de pluralisme juridique, patrimoine séculaire et dénigré durant les trois dernières générations arabes.
8- Liban message en perspective arabe et internationale.
Le patriarche cardinal Béchara Raï, dans une homélie d’une élévation spirituelle et d’un courage moral exceptionnel, dimanche 6 octobre 2019 en la Cathédrale Saint-Joseph de l’USJ, a rappelé clairement nombre de ces valeurs à revaloriser et restaurer dans un Liban déboussolé et gouverné, ou plutôt galvaudé, par la démagogie, l’excitation d’instincts refoulés et l’imposture.
Les valeurs fondatrices, dans une modernité de façade, sont aujourd’hui oubliées, dénigrées, reléguées dans les greniers dans les processus de socialisation.
Au cours d’une grande manifestation culturelle mondiale un éminent politologue français me réplique: «Les valeurs fondatrices ? Il y a en France d’autres coutumes en Corse, en Bretagne… !» J’écoute aussi un romancier africain: «Les valeurs, c’est conflictuel !» Or qu’est-ce qu’une Nation, suivant la belle définition de Renan? «Une nation, écrit-il, c’est une âme, un esprit, une famille spirituelle, résultant, dans le passé, de souvenirs, de sacrifices, de gloires, souvent de deuils et de regrets communs; dans le présent, du désir de continuer à vivre ensemble. Ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même langue ou d’appartenir au même groupe ethnographique, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir.» Vous ne voulez pas de valeurs nationales fondatrices? Récoltez donc des nationalismes rétrogrades.
Les processus de transmission des valeurs sont bloqués. Le but fondamental du Plan de rénovation pédagogique au CRD, prévu dans l’Accord de Taëf, a été sournoisement bloqué ou bureaucratisé.
La question de l’identité libanaise, en conformité avec les valeurs fondatrices, exige la distinction entre l’identité des Libanais, culturelle, anthropologique, dans la vie quotidienne, les mœurs, les chansons, les habitudes, la personnalité de base…, et le niveau politique où le Libanais est fortement politisable, manipulable, client et clientélisé. Il y a là un paradoxe, un problème de culture politique et fondamentalement d’éducation. La preuve? Les barricades et démarcations durant 15 ans de guerres (1975-1990) n’ont pas brisé les rapports intercommunautaires. D’où le paradoxe d’une identité culturelle résistante et une identité politique fragmentée. Les valeurs fondatrices du Liban sont-elles aujourd’hui intégrées dans nos écoles?
ANTOINE NASRI MESSARRA
Ancien membre du Conseil constitutionnel (2009-2019)
Professeur titulaire de la Chaire Unesco
d’étude comparée des religions
de la médiation et du dialogue
Université Saint-Joseph