Magazine Le Mensuel

Nº 3108 du vendredi 6 décembre 2019

Décryptage

Tous les indicateurs sont au rouge mais tout n’est pas perdu

Les manifestations ont accéléré une crise aux signes avant-coureurs lors des derniers mois pour les secteurs du commerce, de l’industrie et de l’hôtellerie-restauration.

Des pénuries de matières premières, d’essence, de médicaments; des pertes incalculables pour les commerces, les restaurants et les hôtels, entraînant des licenciements et allant même jusqu’à obliger certaines enseignes à fermer leurs portes… Depuis octobre dernier, la santé économique du secteur privé fait face – selon les spécialistes rencontrés par Magazine – à un état d’urgence absolue. Le rationnement des dollars et l’affaiblissement de la livre libanaise étant les causes d’une crise monétaire sans précédent, empêchent le commerce des acteurs locaux avec l’étranger. À ce frein à l’importation s’ajoute l’accroissement des frais sur place qui font grimper les prix de tous les types de biens confondus. Le pouvoir d’achat alors en berne, creuse une vague de déconsommation qui fige l’activité économique du pays aussi bien à l’échelle nationale que sur les plans régional et international. Outre des répercussions directes pour les entreprises et les travailleurs, c’est le niveau de vie de la population tout entier qui est affecté. Mise en lumière d’un cercle vicieux entraînant le pays dans un déclin socioéconomique aux racines profondes.

Entre concurrence et corruption. Alors que le monde entier est frappé par la crise économique de 2008, le Liban avec une croissance d’environ 8% annuel de 2007 à 2010, enregistrait durant ces années ses chiffres records. Cependant, touché de plein fouet par la dégradation de la situation régionale, cet accroissement économique chute à 1% en 2011, selon les statistiques du Fonds monétaire international (FMI). Avec le début de la guerre syrienne, les Libanais font face à une concurrence déloyale de la main-d’œuvre syrienne, faisant grimper un taux de chômage qui atteindrait aujourd’hui, selon les chiffres officiels, 25% de la population active et 35% des jeunes; et ce, sans revenu de remplacement.
Le président de l’Association des Commercants de Beyrouth, Nicolas Chammas, affirme que la santé économique du pays est passée de «mauvaise» à partir de 2011 à «catastrophique» depuis l’affaire de Bassatine (Aley) le 30 juin dernier. Cet incident, survenu dans un contexte de vives tensions inter-druzes, avaient fait deux morts et plusieurs blessés. «L’été se présentait pourtant bien mais à cause de ces événements, nous avons subi une chute d’activité de 10% par rapport à 2018», explique-t-il. M. Chammas rappelle que l’activité touristique de la saison estivale, essentielle pour le Liban, permet aux secteurs concernés de réaliser une majeure partie de leur chiffre d’affaires annuel. De «catastrophique», la santé économique est passée à «désespérée», souligne-t-il, pour décrire l’évolution de la situation économique depuis le début d’un soulèvement qu’il qualifie de «justifié» mi-octobre.
Des données préoccupantes qui n’épargnent pas les industries du pays. Fady Gemayel, le président de l’Association des industriels, dénonce la politique menée dans ce domaine qui représente environ 13% du PIB et dans lequel 20% de la population active travaille. «Nous avons toujours dit que l’état économique des dernières années n’était pas viable», souligne-t-il. Pour lui, si la concurrence est l’une des principales causes de la situation actuelle, elle n’est pas la seule. Il évoque la responsabilité de tout un marché illicite: «Il y a des abus vis-à-vis de l’industrie, notamment à cause d’importantes corruptions à l’importation entretenues par l’absence totale de politique économique». Faisant référence au soulèvement que connaît le Liban depuis le 17 octobre dernier, il insiste sur la légitimité de «cette grogne sociale qui trouve sa source bien avant aujourd’hui», précisant que les exportations du secteur industriel, qui s’élevaient à 4,5 milliards de dollars en 2011 avaient déjà chuté à 2,6 milliards en 2018. Une baisse qu’il explique aussi par la fermeture des routes passant par la Syrie rendant depuis impossible l’exportation dans toute une partie de la région. A ce handicap s’ajoute le manque de confiance internationale dont résultent les mauvaises notes attribuées au Liban par les agences de notation. L’année dernière, le secteur industriel a vu fermer 377 de ses entreprises sur 2 365 assujetties à la TVA. Parmi elles, des usines qui faisaient la gloire du Liban d’hier. «C’est très inquiétant que même les grandes maisons libanaises ne s’en sortent plus aujourd’hui», alerte M. Gemayel.

Disparition de la demande. Saroj Kumar Jha, directeur général au Moyen-Orient de la Banque mondiale (BM) déclarait le 8 novembre dernier à Associated Press que les pertes accumulées depuis le début des protestations étaient estimées «entre 600 à 700 millions de dollars», ajoutant que la non-formation rapide d’un gouvernement pourrait accentuer considérablement le chômage. Effectivement, selon la BM, l’inflation, estimée à 25% depuis le début de la crise, accompagne un taux de pauvreté qui menace de rapidement passer la barre des 50%. Sans publication de chiffres officiels, une chute de 60% de l’activité commerciale est prévue avec un effacement quasi-total de la clientèle. Parmi de trop nombreux cas, le grand groupe de restauration Ghia a annoncé publiquement fermer 4 de ses restaurants, plusieurs hôtels ont également mis la clé sous la porte, dont celui de l’Étoile à Beyrouth… Le directeur général du Phoenicia, en périphérie du centre-ville, avait communiqué publiquement être confronté à des cas d’annulation de réservations dès les premiers jours de la contestation. Le syndicat des propriétaires de cafés, restaurants et boîtes de nuits a annoncé, le 25 novembre, que plus de 265 établissements avaient fermé leurs portes en l’espace de deux mois. D’autres devraient suivre.
Le Casino du Liban, déclarait avoir déjà perdu en 20 jours de protestations, 20 millions de dollars de chiffre d’affaires, alors que la franchise de boulangerie Paul a réduit de 40% les salaires de ses employés. Nicolas Chammas estime que les restaurants lors des premières semaines fonctionnaient à 4% de leur capacité et que les hôtels étaient à 2% de leur taux de remplissage, forçant ces derniers à brader considérablement leurs prix.
De grands centres commerciaux aux épiciers de quartier, le constat est unanime: la crise n’épargne personne et pendant que les Libanais sombrent dans la pauvreté, le prix du panier moyen explose.
Contrôle des capitaux. Les entreprises sont soumises à des blocages de transferts financiers par les banques, ce qui fige leur marge de manœuvre commerciale. «Je conseille à mes clients de faire le plein des produits qu’ils ont l’habitude de consommer», confie la responsable d’un magasin de produits bio d’Achrafié, «entre les commandes qui mettent du temps à sortir du port et l’impossibilité de régler nos factures en dollars, la boutique va bientôt être en rupture de stock».
Effectivement, l’endettement des enseignes auprès de leurs fournisseurs étrangers résulte du manque de dollars dans le pays dont les deux conséquences majeures sont le frein à l’importation (sachant que le Liban importe 40% de ses matières premières) et la difficulté à rémunérer les employés.
Face à ces conséquences drastiques pour les commerçants, paralysés pour payer leurs créanciers et pour ravitailler leurs rayons, l’Association des commerçants de Beyrouth a publié un courrier, le 18 novembre, implorant la clémence des importateurs. La lettre explique la mise à l’arrêt de l’économie nationale causant pour tous les secteurs commerciaux « une chute spectaculaire du chiffre d’affaire économique atteignant jusqu’à 80% pour certains». Nicolas Chammas, à l’initiative de cette déclaration, confie à Magazine que seule «la formation immédiate d’un gouvernement pourrait arranger la situation». «Et pas n’importe lequel » reprend-t-il, «il doit correspondre au souhait des gens pour regagner la confiance à la fois de la société civile, des acteurs financiers du pays et celle de nos partenaires internationaux».

Une terre féconde à la production. Même si «le pays est confronté à sa plus grande crise économique depuis trois décennies» pour reprendre les mots du gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, lors d’une conférence de presse le 11 novembre, le Liban peut encore s’en sortir. Un terreau fertile à la crise mais une terre féconde à la production. «Nous disposons de tout, il reste aujourd’hui à bien savoir exploiter ce que nous avons, accompagné par des mesures contre le dumping et la contrebande», nous confie Fady Gemayel. Pour lui, les ressources libanaises sont aujourd’hui largement sous-exploitées mais demain, le pays du cèdre pourrait afficher une bonne santé «grâce à ses richesses, son capital humain et sa diaspora». L’industriel souligne que «le Liban doit redevenir ce qu’il est: un pays de brassage, à la croisée de cultures et d’intérêts, le tout sans omettre qu’il demeure une unité à part-entière».

Noémie De Bellaigue

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