Persona Productions a accueilli son 6e spectacle au Liban, L’apprentie sage-femme, présenté du 12 au 15 mai au théâtre Monnot. Un pur moment de plaisir…
Elle est seule sur scène, Nathalie Bécue. Non, il ne s’agit pas d’un autre spectacle issu de la tendance du «one man show» qui passe, divertissante sans plaisir ou jouissance, que celles d’un moment vite oublié. L’apprentie sage-femme est un tableau composé par plusieurs personnages pour une merveilleuse comédienne, une puissante conteuse. Nathalie Bécue donne corps à notre plaisir qui se décline à chaque minute de la performance d’une heure et demie environ. Le plaisir du texte, du geste, des déplacements sur scène, des mouvements du corps, des expressions des yeux et du regard. Le plaisir mis à nu à l’instar de la mise en scène épurée, signée Félix Prader; un décor minimaliste, une table, une chaise, une cruche, un récipient, trois pommes et un coffre enfermant une encyclopédie ou un grimoire.
On est dans une ancienne Angleterre qui vit au rythme des saisons et des superstitions. Croisement d’impressions entre Les Misérables, La petite Fadette et Le parfum, c’est la naissance d’une petite fille, une enfant de nulle part sur un tas de fumiers. Elle raconte son histoire, elle qui n’a pas de prénom et qui, inconsciente de son existence, ne dit même pas ce pronom personnel qui définit l’identité et le rapport de l’individu au monde: le «je» est absent de son discours, tout comme les autres pronoms personnels.
Une comédienne, des personnages
«C’est comme ça, savez!». Elle nous raconte sa vie «sous les nuages», ses maux quotidiens, souffrant de faim et de froid, ne se plaignant jamais, se prêtant aux basses œuvres que lui confie Jeanne la pointue, la sage-femme, l’accoucheuse du village qui «fait passer le tunnel de la naissance aux créatures de Dieu» et qui lui accole le surnom de «Cafard». Dans un langage enrobé de poésie en toute simplicité, Nathalie Bécue nous emmène dans un «tour de la voûte céleste», à l’image des larmes d’Alice, «mélange de tristesse et d’espoir», dans le fond de ses yeux.
Adapté du récit de Karen Cushman, The midwife’s apprentice (1995) à destination du jeune public, par Philippe Crubézy, L’apprentie sage-femme est mené de main de maître par Nathalie Bécue. Se glissant tour à tour dans la peau de tous les personnages, de Jeanne la pointue, aux habitants du village, du boulanger aux gamins, la scène vide nous transporte, grâce au talent de la comédienne-conteuse, de l’intérieur d’une chaumière ou d’une auberge aux champs étoilés et aux foires où se vendent et s’achètent remèdes et herbes. Là, cette petite morveuse de Cafard entend un prénom qu’un homme semble lui lancer. Alice. Elle se plaît à rêver, à vouloir. «Je me regarde dans l’eau de l’abreuvoir et je m’y vois, c’est moi, Alice». Entre le reflet dans l’eau, le miroir, ce symbole du symbolisme même, la prise de conscience de soi, de son rapport au monde, le premier acte de vie: nommer. «C’est moi Alice».
«Une place dans le monde, c’est ce que je veux». «Cafard», devenue Alice, à force de courage, de persévérance, de volonté trouvera sa place dans ce monde. Dans une lecture première, immédiate, Alice, à l’instar de nous tous, se situe dans une quête perpétuelle de soi, un cheminement initiatique qui mène à l’identité. Mais une deuxième lecture, une lecture autre, sous le coup d’une urgence contemporaine, donne à la pièce un retentissement plus général, plus pressant, comme un écho de la lutte des classes qui, à notre ère, comme avancé dans le dernier numéro de Philosophie magazine, serait devenue une nouvelle lutte des places. Reflet de l’opposition entre le sédentaire et le nomade, elle est encore plus aiguisée actuellement sous le flux des migrants, conséquence de la mondialisation et des guerres, créant ainsi la nouvelle figure tragique de notre époque, celle de «l’homme inutile», aussi bien aux autres qu’à ses propres yeux. Quand le théâtre va au-delà du dicible.
Nayla Rached