Magazine Le Mensuel

Nº 2923 du vendredi 15 novembre 2013

à la Une

Kobayat. La résistance territoriale

Enclave chrétienne au milieu d’un Akkar largement musulman, Kobayat vit au rythme des bombardements en Syrie qui résonnent dans la vallée, et de ses cortèges de réfugiés. Cinq facteurs permettent à la petite ville de perpétrer l’unité de sa communauté. Reportage.

L’entente cordiale avec le voisinage est le premier élément. «A Kobayat, on est ami avec tout le monde, mais familier avec personne». L’homme qui vient d’énoncer cet adage s’appelle Mohsen Sarkis. Cet ancien professeur de grammaire française est l’une des mémoires de ce village de 12 000 âmes − moins de 3 000 résidants permanents. Nichée depuis des centaines d’années dans une cuvette du Akkar, Kobayat est divisée en sept quartiers plus ou moins rapprochés. Elle s’étend jusqu’aux confins du Akkar, bordé par le Hermel au sud, la Syrie au nord et à l’est, et Tripoli et sa région à l’ouest. C’est un village-rue: une artère le traverse, l’avenue Mikhael Daher, du nom de l’ex-député encore en vie.
Depuis deux ans, la relative tranquillité qui prévalait à Kobayat est perturbée par la tragédie syrienne et ses conséquences au Liban. Les flots de réfugiés se déversent dans les zones frontalières libanaises. Même si les exilés se répartissent dans les régions musulmanes environnantes, la petite bourgade chrétienne s’en trouve affectée, à plusieurs niveaux.
«Ils prennent le boulot des Libanais, car ils demandent un moins gros salaire», s’agace cette habitante d’une quarantaine d’années. Une thèse bien connue, mais réfutée par d’autres: «Les Syriens font le boulot que les Libanais ne veulent pas faire», tempère Joseph Daher, le plus ancien médecin local. Ce descendant de la famille italienne Cassini d’Amarfi, qui installa au XIXe siècle les premières usines de sériciculture, poursuit: « Pratiquement, tous les habitants de Kobayat sont instruits. Ils ne sont ni jardiniers, ni maçons, ni ouvriers, ni femmes de ménage. Les Syriens ont toujours été là et ce sont eux qui occupent ces emplois».
Davantage que les emplois, c’est la stabilité interconfessionnelle qui semble en jeu. «Il y a dans cette ville des réflexes communautaires énormes. Il arrive par exemple que nos serveurs, dont bon nombre sont musulmans ou réfugiés, partent soudainement faire un barrage contre l’armée, et reviennent le lendemain, comme si rien ne s’était passé. Il n’y pas de problème au quotidien. Mais dès que quelque chose arrive, chacun repart de son côté», analyse le docteur Joseph Karam. L’unité de la petite commune s’en trouve renforcée: «On sonne trois fois le glas quand il y a danger», confirme Mohsen Sarkis. Comme cette fois où deux bus descendant de Wadi Khaled s’arrêtent à Zouk, le rond-point central de Kobayat. Quelques échauffourées avec chaînes et couteaux, on sonne les cloches de l’église Saint-Georges. Un événement isolé mais qui inquiète les Kobayatiens.
Kobayat est entourée de plusieurs villages sunnites et chiites. «Nos relations sont anciennes et très bonnes avec Kobayat», se félicite le très avisé Hassan el-Nazer, directeur du collège de Akkar el-Atika et professeur d’histoire. Langue de bois ou bien franchise? Un peu des deux, et les propos deviennent plus tranchés lorsque, très vite, est abordée une querelle de territoire qui traîne depuis trois ans. «Dans cette affaire, Kobayat n’a pensé qu’à ses propres intérêts, regrette Nazer. Mais les Kobayatiens ont tort de s’entourer de clôtures, il faut rester ouvert». Tous les problèmes ne sont pas soldés. Actuellement, deux groupes de 15 personnes parmi les notables des deux villages tentent de désamorcer ce «problème qui en serait un grand s’il n’y avait pas cette relation très forte entre nous. Il faut écouter les Kobayatiens, et Akkar el-Atika possède cette sagesse. La logique nous oblige de rester frères et de ne pas nous replier sur nous-mêmes». Les Kobayatiens, très chaleureux, veillent au grain de leur moulin. Un réflexe presque génétique dans cette région constamment en proie aux tumultes des civilisations.
 

L’attachement à la terre
Ainsi, les habitants de Kobayat se souviennent très bien de leurs années 1976 et 1988. Par trois fois, «l’ennemi» syrien ou palestinien a essayé de pénétrer, par trois fois, il a échoué. L’armée a autorisé ses soldats à rentrer au bercail pour le protéger. Cette résistance – on reconnaît, à demi-mot, l’aide des Syriens, lesquels manipulaient les Palestiniens de l’autre côté − a forgé une certaine fierté parmi les anciens: «Les hommes d’ici sont des héros», confie cet habitant de la commune. «Les circonstances créent la vaillance», ajoute Mohsen Sarkis dans une formule dont lui seul a le secret.
Les événements en 2007 à Nahr el-Bared, les violences récurrentes à Tripoli, la mort de deux cheikhs salafistes, tués par les forces spéciales de l’armée − l’officier qui en aurait donné l’ordre, réside à Kobayat − et l’arrivée massive de réfugiés syriens: tous ces facteurs jouent en défaveur de la quiétude à laquelle Kobayat aspire, marquant durablement les mentalités locales. Cela a poussé les habitants des quartiers de la ville à mettre en place, il y a environ cinq mois, des petites patrouilles populaires d’une dizaine d’hommes, qui veillent à l’intérieur de ces zones pavillonnaires mal éclairées. «Il y a eu plusieurs cambriolages, rapporte Pierre, garde forestier, volontiers zélé. En relation avec la police, nous veillons à préserver la sécurité à Kobayat. Ni plus ni moins».
La soie, qui jadis fut transportée sur la mythique route traversant cette partie du Liban, est aujourd’hui remplacée par un produit tout aussi lucratif: l’arme de guerre. A la faveur de la nuit, elle est acheminée depuis le littoral jusqu’aux champs de bataille, via Kobayat ou bien les pistes environnantes. Un motif d’inquiétude pour les locaux.
En fait, c’est bien leur territoire que les Kobayatiens tiennent plus que tout à protéger. En 2011, un habitant, propriétaire d’un vaste terrain, décide de vendre sa parcelle à un homme de confession musulmane, étranger, donc, à Kobayat. En apprenant cette nouvelle, un groupe de locaux vient lui rappeler que, selon les lois tacites et non écrites mais prévalant sur le droit municipal, il ne peut agir de la sorte. Ils lui proposent le rachat à bon prix de la propriété, afin que celle-ci demeure entre des mains chrétiennes. L’homme accepte et «a juré sur la Croix», s’indigne encore Mirna Karam. Filou, l’homme choisit un intermédiaire − chrétien − chargé de revendre le bien à l’acheteur d’origine. La supercherie est vite découverte, et une foule de Kobayatiens se rassemble. «On était très nombreux, se rappelle Antoine Khoury. On a lancé des œufs sur sa maison et on l’a chassé de Kobayat». Ostracisé à la manière des Grecs de l’ancien temps, qui le faisaient cependant avec plus de classe, il n’est plus le bienvenu ici. «Le racheteur était un militaire, non-officier. D’où tenait-il l’argent qui lui a permis d’acheter ces 20 ou 30 000 m²?», s’interroge Joseph Karam. «On doit rester très strict sur cette règle locale, sinon, d’ici 10 ans, nous n’aurons plus de terrain», assène Mohsen Sarkis.
Ce puissant sentiment d’appartenance communautaire à l’échelle locale trouve ses racines dans une religion partagée depuis le IVe siècle et l’arrivée de Jean Maron et de ses disciples au Liban, dont ces gens du Akkar sont les probables descendants. Couvent des Pères Carmes fondé en 1828, sanctuaire de Mar Chalita, cinq congrégations religieuses: Kobayat est une sainte cité servie par une pieuse communauté. Mais à la vue d’une géopolitique régionale peu réjouissante, l’amertume se fait sentir: «Les minorités sont menacées: regardez l’Irak, la Palestine. Les gens sont inquiets car nous sommes coincés», «On a peur. Les musulmans autour sont parfois très extrémistes. Mais Dieu nous protège», entend-on de certaines bouches.
«J’ai beaucoup de patients musulmans, explique la dentiste Mirna Karam. Je n’ai pas vraiment de problème relationnel avec eux. Mais nos mœurs et habitudes, vestimentaires par exemple, sont très différentes, et on doit les changer quand on les fréquente». «Le problème n’est pas religieux, renchérit son mari Joseph. Ce sont les coutumes sociales qui en découlent. Nous sommes un morceau d’Europe coincé dans un monde musulman».
Au cœur de ce Akkar, «fief de l’extrémisme sunnite, exacerbé depuis la crise syrienne», la crainte d’un sort similaire à nombre de chrétiens syriens plane donc dans certains esprits, quand d’autres semblent plus sereins. A l’instar de l’historien et écrivain Fouad Salloum, auteur d’une thèse sur le Akkar entre 1850 et 1950, qui prophétise que «le fanatisme n’a pas d’avenir. Les Turcs ont été chez nous pendant 400 ans et ils étaient vraiment fanatiques. Malgré cela, Kobayat a toujours su «conserver la foi», comme disait Saint-Paul. C’est un phénomène éphémère, politique, instrumentalisé. Lorsque l’Arabie saoudite et le Qatar arrêteront de financer ces mouvements, tout rentrera dans l’ordre. Et je n’ai pas peur pour les chrétiens de ce pays. Nous sommes encore forts».
«Je me souviens d’une nuit très dure, il y a deux ans, raconte Antoine Daher, directeur médical de l’hôpital Notre-Dame-de-la-Paix, dirigé par les Sœurs antonines. On a reçu des blessés et des Libanais qui soutenaient les rebelles syriens. Certains des blessés n’ont pas survécu. S’est produite alors une hystérie collective non contrôlée. Une foule a commencé à casser l’hôpital. J’étais à cran, poursuit cet homme au calme inébranlable, et sur le point de réagir quand la sœur directrice m’a dit: ‘‘Laisse faire, ils vont se calmer. On remplacera les carreaux cassés. Cela nous coûtera moins cher que d’intervenir’’. Et en effet, ils se sont calmés; ils ont même voulu réparer les dégâts. La dimension chrétienne de l’environnement a indéniablement pesé sur l’issue des événements».

 

Une jeunesse patriotique
Perchée sur un promontoire à l’écart du petit bourg, cette institution fait partie du paysage depuis 1998. Avec celui de Tripoli, c’est l’hôpital le plus important du Akkar. Il rayonne sur une région d’environ 250 000 habitants, selon la saison. Sa bonne gestion et le professionnalisme des équipes ont fait la réputation de l’ensemble de ses services, celui de néonatologie notamment, bien équipé. Depuis l’aggravation de la crise en Syrie, le personnel a doublé son temps de travail, annulé ses congés. «Notre-Dame-de-la-Paix a muté en hôpital de guerre», ironise Antoine Daher, passant de trois opérations chirurgicales dues au conflit par an, à deux par semaine. Le quotidien de l’hôpital a été bouleversé: la physionomie des patients a changé, les naissances ont triplé, et le nombre de césariennes a augmenté corollairement.
Des blessés, des combattants réfugiés, l’hôpital en soigne tous les jours, de plus en plus, et souvent gratuitement. «Près de 60% du personnel et 85% des patients de l’hôpital sont musulmans. Cet hôpital a une vocation unificatrice», argumente Antoine Daher. «C’est vrai qu’à Kobayat les gens sont vigilants, les jeunes montent la garde, poursuit le chirurgien. Mais je ne crois pas à un futur encerclement. Grâce à l’hôpital, Kobayat est devenue une zone démilitarisée, et il y a une interdépendance avec les populations aux alentours». Pacificateur, l’hôpital sert également ceux qui barrent les routes, ainsi que leur communauté. D’autres tiennent à relativiser le rôle protecteur de la sainte institution: «Il ne faut rien exagérer. S’ils décident de couper les routes ou de s’en prendre à nous, les blessés iront ailleurs».
D’un point de vue économique, l’implantation de ce centre hospitalier et de son école technique a permis la création d’emplois. Une centaine de médecins y pratiquent. C’est autant de familles qui restent ici au lieu d’aller à Beyrouth. Hôtels et restaurants se sont ouverts, dynamisant ainsi une région que les chrétiens avaient tendance à quitter pour des coins plus sûrs.
Carole Khoury est l’infirmière-chef du bloc opératoire. A 32 ans, titulaire d’une maîtrise de l’Université libanaise, c’est par choix qu’elle est revenue aux racines. Malgré les difficultés et un salaire moindre qu’ailleurs, elle ne partirait pour rien au monde: «J’aime l’hôpital, mon équipe, mon village. C’est la jeunesse qui fait un village».
«J’ai refusé d’aller enseigner à Tripoli quand on me l’a demandé. Nous avons des écoles ici et on doit garder les éléments qui permettent à ces écoles de rester ouvertes», insiste Mohsen Sarkis dont, précise-t-il, les quatre filles sont mariées à des Kobayatiens.
Après le lycée, la jeunesse, brillante sans être forcément dorée, part accomplir ses études à Beyrouth. Ils deviendront docteurs ès mathématiques, histoire, physique ou ingénieurs. Mais aucun ne coupera le cordon ombilical avec ses origines. Ceux qui trouvent du travail s’y installent: «Il y a des opportunités ici. Quand les jeunes partent, ils sont nostalgiques. Avec l’installation d’antennes de l’Onu, il y a eu des créations d’emplois, dans le secteur social, de la statistique, de la distribution alimentaire, de l’éducation. C’est le seul bon effet de la crise», atteste Joseph Karam.
En plus d’être docteurs, les jeunes d’ici sont scouts. Tous. Ce soir-là, un banquet est organisé pour fêter Saint-Charbel. Une centaine de chemises bleues et rouges s’activent autour des tables. On retrouve tous nos protagonistes: Joseph Karam, devenu un grand chef, Fouad Salloum, fondateur du mouvement en 1964, Antoine Daher, l’écologiste notoire. Chaque foyer kobayatien compte au moins un scout. Le contraire semble inconcevable. Ce serait échapper à une communauté de valeurs identitaires profondes. L’année prochaine, le mouvement fêtera ses cinquante ans.
Beaucoup de Kobayatiens comparent la situation de leur ville à celle de Zahlé. Ils disent ne pas avoir la clé pour résoudre cette crise, jugée «internationale. Les Libanais sont manipulés. Les gens sont des moutons qui suivent leur berger». Le seul berger croisé faisait paître son troupeau au-dessus des nuages, à l’ombre des pinèdes, des cèdres et des genévriers.

Géraud Bosman-Delzons

Georges Abdallah, l’enfant du pays
Georges Ibrahim Abdallah, ex-membre du Front populaire de libération de la Palestine, purge à Paris une peine de prison à vie pour son implication dans l’assassinat de deux diplomates américain et israélien en 1982, en France. Mais son cas fait polémique: huit demandes de libération examinées, une seule acceptée puis rejetée en appel. Une affaire très politique.
A Kobayat, où il est né en 1951, on se souvient de l’enfant du pays. 
«Georges et Joseph ont été mes élèves, se rappelle Mohsen Sarkis. Georges était un garçon intelligent, poli, travailleur. Je ne m’attendais pas à ce qu’il devienne un criminel. Sur le plan humain, je suis avec lui, on doit essayer de le sauver, mais sur le plan politique, je suis contre lui». «C’est un fou, affirme Fouad Salloum. La majorité des gens n’ont jamais approuvé ses activités aux côtés des Palestiniens. Il a toujours voulu avoir un avis différent des autres. Mais ce n’est pas du tout un sujet tabou ici». «Abdallah est kobayatien avant tout: de retour chez lui, il sera le bienvenu», assure-t-on. «On fera sûrement une petite fête», sourit cet homme.

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