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Nº 3030 du vendredi 4 décembre 2015

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La candidature de Sleiman Frangié. Appui externe, blocage interne

Quarante-quatre ans après l’élection de son grand-père, dont il porte le nom, le député Sleiman Frangié a des chances sérieuses de lui succéder au palais de Baabda. Les principaux acteurs régionaux et internationaux soutiennent cette option, susceptible de mettre un terme au blocage des institutions. L’officialisation de la candidature se heurte, cependant, à des obstacles d’ordre interne. Comme en 1988, Michel Aoun et Samir Geagea pourraient faire front commun pour saboter une candidature qu’ils jugent «imposée par les autres». L’histoire va-t-elle se répéter ou les temps ont changé?  

C’est, incontestablement, la tentative la plus sérieuse d’élire un président de la République depuis l’installation du vide au palais de Baabda, le 25 mai 2014. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’option Frangié est celle qui a réuni le plus de dénominateurs communs entre les acteurs régionaux et internationaux influents sur la scène libanaise. Le paradoxe réside dans le fait que l’éventuelle candidature de l’«ami de Bachar» el-Assad est vue d’un bon œil aussi bien à Téhéran et Damas qu’à Riyad et Washington, et bénéficie du soutien du Vatican.
Sur le plan interne, la candidature du leader du courant des Marada est appuyée par les principaux ténors de la classe politique, à l’exception des «pôles» chrétiens, pour des raisons propres à chacun d’eux.
Au Courant du futur et ailleurs, des voix se sont élevées pour dénoncer l’élection à la première magistrature de l’Etat d’un «ami de Bachar». «Comment Saad Hariri peut-il appuyer un tel choix?», se lamentent ces hommes politiques. Cette incrédulité illustre une affligeante naïveté ou une profonde méconnaissance des réalités libanaises. Sleiman Frangié a beau assumer haut et fort son amitié avec le président syrien, il n’en reste pas moins, aux yeux des ténors de la classe politique, l’un des bonzes du système libanais. Il l’est encore plus que certains qui hurlent, depuis des années, leur haine à l’égard de Bachar el-Assad, mais qui œuvrent au changement des réalités locales. Pour Saad Hariri, le maintien des équilibres fondamentaux, qui régissent le système, prime sur l’opinion que d’aucuns peuvent avoir de Bachar el-Assad. Lorsque l’on comprend cela, on ne s’étonnera plus du fait que l’ancien Premier ministre se livre à une énergique campagne de lobbying pour faire accepter l’idée d’une candidature de Sleiman Frangié, au Liban et outre-mer.
 

Une idée de Berry
L’idée, d’ailleurs, ne vient pas de lui. Selon des sources bien informées, le premier à avoir envisagé cette option est le président de la Chambre, Nabih Berry – encore lui. Il aurait furtivement tâté le terrain auprès de Saad Hariri, du Vatican et de l’Eglise maronite lors d’une visite à Rome, en octobre 2014. Cette première approche lui a permis de constater qu’il n’existait pas une opposition farouche à une éventuelle candidature de Frangié, même si ses interlocuteurs avaient estimé, à l’époque, que cette éventualité était peu envisageable. Ce qui était vrai. Puis il a soigneusement rangé son idée dans l’un de ses nombreux tiroirs secrets, en attendant que les conditions soient réunies pour la ressortir. Au début de l’été dernier, après l’éclatement du mouvement de protestation populaire, Nabih Berry a mesuré la profondeur du fossé séparant les gens du système politique, dont il se considère l’un des principaux gardiens. La colère du peuple était canalisée vers la classe politique, et lorsque des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées, les 22 et 29 août, pour réclamer un vrai changement, certains bonzes du système ont eu peur que l’édifice ne s’écroule sur la tête de tous. L’urgence de stopper la déliquescence des institutions de l’Etat s’est imposée avec force, et le seul moyen d’y parvenir est d’élire un président de la République. C’est à peu près à ce moment que Nabih Berry a évoqué l’option Frangié avec Walid Joumblatt, qui l’a immédiatement appuyée. Par divers canaux, les deux hommes en ont parlé à Saad Hariri, qui a, lui aussi, réalisé l’intérêt que pouvait avoir une telle démarche à plus d’un égard. D’abord, elle permet d’écarter de la course à la présidence le général Michel Aoun, dont l’élection pourrait remettre en cause l’accord de Taëf, qui est, pour la communauté sunnite, la garantie de son rôle et de son influence politiques au Liban. Sleiman Frangié ne veut pas toucher à cet accord, auquel il a assuré, aux côtés des Forces libanaises, la principale couverture chrétienne. Il a d’ailleurs renouvelé cette couverture au régime issu de Taëf, tout au long des années 90, en refusant, notamment, de participer au boycott, à l’appel de l’Eglise et des autres partis chrétiens, des élections législatives de 1992.
Le fait que le leader des Marada a un sens aigu des équilibres internes inspire confiance à l’ancien Premier ministre. Frangié est un homme avec qui on peut s’entendre, qui n’hésite pas à se démarquer de son allié aouniste, comme ce fut le cas pour la prorogation du mandat du Parlement et, plus récemment encore, au sujet de la séance législative consacrée au vote des lois financières.
Enfin, et c’est le plus important, Sleiman Frangié est favorable à la loi électorale de 1960 – ou à toute autre formule similaire –, qu’il avait d’ailleurs contribué à remettre à flot en 2004, alors qu’il était ministre de l’Intérieur. Ce qui n’est pas pour déplaire au Courant du futur, qui appréhende le mode de scrutin proportionnel, qui risque de réduire de moitié la taille de son bloc parlementaire (voir page 15).
Saad Hariri sait parfaitement que le pourrissement politique et le blocage des institutions, dans un contexte régional explosif, peuvent dégénérer en conflit armé interne. Une éventuelle guerre, au Liban, risquerait, également, de remettre en cause l’accord de Taëf, d’autant que le Hezbollah appelle de ses vœux à la tenue d’une constituante, qui jetterait de nouveaux fondements dans le pays. L’élection d’un président pourrait stopper le processus de délitement en cours.
De plus, Hariri s’inquiète de l’affaiblissement du Courant du futur, dû non seulement aux difficultés financières, mais aussi à l’apparition de «fortes têtes», qui profitent de son absence pour consolider leurs positions. Seul son retour au Liban est susceptible de freiner ce phénomène. Un marché Frangié président-Hariri Premier ministre serait, à ses yeux, la meilleure formule pour un retour en grande pompe au Liban et une reprise en main du Moustaqbal.

 

Les conditions saoudiennes
Hariri est d’autant plus convaincu de l’option Frangié que la guerre en Syrie ne semble pas sur le point de s’achever de sitôt. Si, au début de cette crise, lui et ses parrains régionaux ont préféré attendre un changement radical des rapports de force en faveur des rebelles syriens, avant d’enclencher un processus de déblocage politique au Liban, aujourd’hui, ils ont changé d’avis. Après l’intervention russe, ces rapports de force sont en train de changer mais pas dans le sens qu’ils le souhaitent, et le pays du Cèdre n’est plus en mesure d’attendre indéfiniment l’issue de la crise syrienne. Hariri et, derrière lui, l’Arabie saoudite sont désormais convaincus que lier le déblocage au Liban à la solution en Syrie pourrait être contre-productif.
Informés, début septembre, de l’option Frangié, les dirigeants saoudiens ne s’y sont pas opposés et ont demandé à Hariri d’essayer d’obtenir trois engagements de la part du député de Zghorta:
Respecter l’accord de Taëf et bloquer les tentatives du Hezbollah d’organiser une constituante.
Adopter une loi électorale qui préserverait la position de la communauté sunnite et ne la mettrait pas à la merci de l’électorat chiite.
Ne pas officialiser la participation du Hezbollah à la guerre en Syrie.
Après le début de l’intervention russe en Syrie, le 30 septembre, les événements se sont accélérés. Une rencontre a eu lieu  au domicile de l’homme d’affaires Gilbert Chaghoury, à Paris, entre Hariri et Frangié et il semble que les demandes saoudiennes y ont été évoquées. D’ailleurs, dans un communiqué publié lundi, le bureau de Frangié confirme que la question de la loi électorale a bien été évoquée et que les deux hommes sont tombés d’accord sur «la nécessité d’adopter une nouvelle loi qui ne ciblerait aucune des communautés religieuses du Liban».
Toutefois, Frangié aurait affirmé à son interlocuteur qu’il ne ferait aucune concession concernant sa relation avec le président syrien ou son appui inconditionnel au Hezbollah. Certes, il ne fera pas en sorte d’officialiser l’intervention militaire du parti en Syrie, mais il n’exercera aucune pression sur lui, afin qu’il se désengage du champ de bataille syrien, comme l’a fait l’ancien président Michel Sleiman.
Diverses sources, citées par les médias libanais, affirment que les Etats-Unis, par le biais de leur ancien ambassadeur au Liban, David Hale, souscrivent et appuient l’option Frangié, susceptible de mettre un terme au blocage institutionnel au Liban. L’Iran également serait favorable à un tel scénario et la question aurait été abordée par le conseiller de l’ayatollah Ali Khamenei, lors de ses rencontres, cette semaine, à Beyrouth avec les responsables libanais.
Les principaux obstacles à l’élection de Frangié à la première magistrature de l’Etat sont d’ordre local et viennent du Dr Samir Geagea et du général Michel Aoun. Pour le chef des Forces libanaises, également candidat, il est inconcevable d’élire à la présidence un allié et un ami de Bachar el-Assad. Il s’agirait d’une défaite personnelle pour Geagea, surtout à cause du contentieux historique entre les deux hommes, lié à l’assassinat de Tony Frangié, en 1978.
Pour le général Aoun, il n’y a aucune raison qu’il ne soit pas lui-même élu à la présidence si le Courant du futur accepte le principe de l’élection d’une personnalité du camp adverse.
Des sources politiques assurent, cependant, que même si Geagea et Aoun unissaient leurs efforts, ils ne parviendraient pas à empêcher l’élection de Frangié, du moment que cette option jouit du soutien des acteurs régionaux et internationaux. D’autres milieux rappellent, cependant, que les deux hommes étaient parvenus, en 1988, à faire capoter le plan Murphy, qui consistait à faire élire Mikhaël Daher à la succession d’Amine Gemayel.
Le Liban est-il confronté à une nouvelle équation meurtrière: Frangié ou le chaos?

 

Paul Khalifeh

Le Hezbollah embarrassé
Des sources proches du Hezbollah assurent que le parti n’a été informé de l’option Frangié que vers le début du mois d’octobre.
Le Hezbollah est aujourd’hui très embarrassé. Certes, l’élection de Sleiman Frangié constitue une victoire incontestable pour le 8 mars. Mais dans le même temps, il ne peut pas appuyer ouvertement cette option sans rompre son alliance avec le général Michel Aoun, qu’il s’est engagé à soutenir jusqu’à ce que le principal concerné en décide autrement.
En cas de tenue d’une séance électorale, le Hezbollah pourrait demander à ses députés membres du parti de s’abstenir de voter ou même de ne pas assister à la séance. Mais les membres non partisans de son bloc – comme Walid Sukkariyé et Kamel Rifaï – auront la liberté de choisir.
Toutefois, le parti espère ne pas en arriver là et table sur sa capacité à convaincre ses deux alliés de parvenir à un accord.

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