Magazine Le Mensuel

Nº 2874 du vendredi 7 décembre 2012

Livre

Beyrouth Mutations, de Samer Mohdad. Apprendre des erreurs du passé

Le photographe libanais Samer Mohdad vient de publier aux Editions Actes Sud l’ouvrage Beyrouth Mutations, qui s’accompagne d’une exposition du même titre qui s’est achevée le 30 novembre à l’Institut français de Beyrouth. Rencontre avec un artiste passionné.

Beyrouth ne cesse de changer, d’évoluer, à notre su ou à notre insu. Le changement n’est pas seulement architectural, il est également humain. Samer Mohdad ne cesse de le répéter. Et il l’expose dans son livre Beyrouth Mutations publié aux Editions Actes Sud. Au fil des pages qui défilent, les photos vous ramènent à chaque fois un effluve de ce que fut Beyrouth, de ce qu’est Beyrouth. En pleine guerre, en pleine destruction, en pleine reconstruction, en période de «paix».
Divisé en cinq chapitres et en quatre périodes chronologiques, allant de 1985 à 2012, Samer Mohdad allie dans son ouvrage photos et mots, images et histoire, pour dévoiler les mutations de Beyrouth. Cette fois, comme il l’explique, il a fait un effort pour raconter ce qu’il ressentait en faisant le livre. Le résultat: une histoire à la 3e personne, celle d’un «jeune, un peu fou, qui ne calcule pas beaucoup, qui n’a pas un but précis autre que de transmettre ses craintes, ses inquiétudes d’enfant. Petit à petit, cette histoire nous emmène aux événements qui ont eu lieu et nous fait vivre les vingt-sept ans passés, non seulement en images, mais en nous racontant les dessous des images, d’une manière très cinématographique». C’était l’intention de départ: une adaptation cinématographique. «Je crois vraiment que Beyrouth devient une capitale universelle. Et ses mutations ne font qu’attirer davantage les regards et les bons sentiments de par le monde. Mais les gens ont peur de s’investir réellement vu les déceptions répétitives, comme s’ils avaient affaire à un grand bluffeur de poker. Il faut enlever cet esprit de jeu et rendre les choses plus constructives».

Mohdad ne mâche pas ses mots, ne cache pas sa colère, ne déguise pas sa volonté de changement. Croyant profondément en la nécessité d’un Etat laïque qui nous sortirait de notre «apartheid religieux» pour aller vers une nouvelle vision de l’avenir. «On ne peut pas avoir d’un côté un Etat avec des statuts et de l’autre la religion qui les gère. Ce sont deux choses complètement différentes. L’une dirige l’esprit et l’autre la vie des humains dans un quotidien, une société, un état citadin où les gens se sentent citoyens, concernés et consultés. On a la chance d’avoir un petit pays avec une multiplicité de cultures, de traditions. C’est une richesse en soi. Et c’est là que Beyrouth Mutations, le livre et l’expo, arrivent à un moment pour mettre au clair, au point de vue image et histoire, les erreurs du passé. Parce qu’un Etat moderne et civilisé apprend de ses erreurs, il ne les camoufle pas».
Tout au long de son récit, Samer Mohdad évoque à plusieurs reprises l’interdiction qui lui a été faite de prendre des photos, en temps de guerre. Une interdiction qui avec le temps ne s’est pas effilochée. Ce serait même le contraire. «Plus on a de sécurité, plus on a la paranoïa qu’on va être tué, agressé, plus on se ferme et on donne l’opportunité à ces grandes sociétés internationales de sécurité de nous gérer. En même temps, c’est un jeu. Interdire pousse encore plus les gens à imaginer. Aujourd’hui, on est tellement inondé d’images qu’on devient sélectif, paranoïaque, car ces images ont peut-être été manipulées dans un certain but. C’est un jeu entre le photographe et le sujet, comme le chat et la souris. Ça augmente la curiosité et en même temps je ne vois pas pourquoi on interdirait de photographier quoi que ce soit, à part des situations humaines très délicates».

Histoire d’une genèse
Le projet de Beyrouth Mutations a commencé à prendre forme réellement au courant de l’année 2010, soutenu par la Fransabank comme un mécène. Une initiative largement saluée par Samer Mohdad qui insiste sur le fait que c’est la première fois au Liban qu’une banque accepte de jouer le jeu jusqu’au bout, en espérant que cela ouvrira la porte à d’autres, puisqu’il «est temps de sortir de notre honte d’avoir des problèmes et d’être critiqués». Une fois le projet approuvé, durant deux ans, il se met à sélectionner les images, à plonger dans les archives, à scanner, à construire une histoire, à fixer une ligne éditoriale. Au départ, il avait pensé dresser des chemins partant du centre-ville comme une pieuvre et grignotant petit à petit de l’entourage de Beyrouth. Mais dans cette optique, il y avait le risque de perdre la chronologie de l’histoire et des mutations de Beyrouth. Le travail de recherche a d’autant plus duré que ce livre tombe au moment «du passage de l’analogique vers le digital et toute la tentation de manipulation que cela entraîne. L’école classique dit qu’une image est belle car elle a été prise de cette manière, sans cadrage, sans la manipulation qui la sort du cadre du réel. En même temps, elle ouvre la porte à beaucoup de rêves, de rencontres, d’imagination. Et le texte vient appuyer cet état d’euphorie mentale quand on pénètre dans cette histoire qu’est Beyrouth Mutations».
L’idée remonte au début des années 90, à la sortie de la guerre civile. Samer Mohdad venait juste de terminer son ouvrage Les Enfants de la guerre, Liban 1985-1992 qui retrace d’une certaine manière ce passage soudain d’une situation de guerre à une situation de paix. L’idée revient en 2005, quand eut lieu le mouvement dit du 14 mars, de la 2e indépendance. Mais l’envie tombe vite face à la désillusion qui a suivi. Et nous voilà en 2008. L’auteur considère les incidents qui ont eu lieu dans les rues de Beyrouth comme une opportunité qui lui a été donnée par le «Liban de toutes les mutations» de vivre «ce moment solennel où (il s’est senti) comme remonté dans le temps, avec toutes les erreurs de jeunesse. J’ai vraiment retrouvé les mêmes scènes et décors, dans un intervalle de 20 ans». Un événement contre lequel il avait essayé de mettre en garde dès 1993, dès la publication de l’ouvrage Les Enfants de la guerre. «Dans cet ouvrage, ma vision était claire. Faisons attention, ces enfants-là sont prêts à revenir en force. Et c’est ce qui s’est passé en 2008». Dans le contexte chargé que traversent la région et le Liban, Beyrouth Mutations sonne plus que jamais comme un appel, comme la voix de la «majorité silencieuse».

Beyrouth Mutations est actuellement disponible en exclusivité au Liban, jusqu’en mars 2013, dans les librairies Al-Bourj, Antoine et Orientale, avant sa sortie mondiale.
 


Nayla Rached

 


Bio en bref
Photographe et artiste visuel, Samer Mohdad est né en 1964 à Bzébdine. En poursuivant ses études en photographie à St Luc-Liège en Belgique, il commence à gagner sa vie de cette profession. Beyrouth Mutations est son 6e livre après Les Enfants de la guerre, Liban 1985-1992 sorti en 1993, Retour à Gaza en 1994, Mes Arabies en 1999, Assaoudia et Mes Ententes en 2005. Il crée en 1997 la Fondation arabe pour l’image avec le photographe Fouad el-Khoury et le vidéaste Akram Zaatari. De 2001 à 2003, il crée et dirige le Centre pour l’image à la Bibliothèque publique du roi Abdel-Aziz à Riyad, en Arabie saoudite. En 2007, il entreprend Menassat, un site web axé sur les nouvelles tendances des médias opérant dans le monde arabe. En 2011, il reçoit le prix de Photographe pionnier attribué par la National Geographic Society, All Road Photography Program. Actuellement il est en charge du programme Euromed audiovisuel de l’Union européenne dont l’objectif est de développer le secteur cinématographique et audiovisuel dans neuf pays du sud de la Méditerranée.

 

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