Magazine Le Mensuel

Nº 2924 du vendredi 22 novembre 2013

Livre

Mathias Enard. Tout sera oublié

Après avoir obtenu, en 2012, le prix Liste Goncourt / Le Choix de l’Orient pour son roman Rue des voleurs, Mathias Enard revient, cette année, au Salon du livre francophone pour présenter un ouvrage cosigné avec son ami Pierre Marquès. Un roman graphique, à la fois visuel et littéraire, qui questionne la problématique de la mémoire d’après-guerre.

«Tout sera oublié. Absolument tout». C’est par cette citation de Camille de Toledo que débute l’ouvrage de Mathias Enard et Pierre Marquès. Les deux hommes ne sont pas à leur première collaboration, qui avait donné naissance précédemment à deux romans. Le nouveau-né, lui, n’a rien à voir avec ses aînés. Et difficile, même pour l’auteur, d’en définir les traits. «C’est un roman graphique sans en avoir la forme habituelle. Il est inspiré de l’univers de la bande dessinée sans vraiment en être. On pourrait dire que c’est un roman illustré pour adultes», résume Mathias Enard. En un mot, un livre que l’on prend plaisir tant à lire qu’à regarder. L’histoire est celle d’un artiste international qui se rend en Bosnie pour réaliser une commande bien spécifique: élaborer un monument aux morts à la suite de la guerre fratricide des Balkans.
«Qu’est-ce qu’un monument? C’est un bâtiment inutile en soi. Un musée sans musée. Un genre de croix. Une mosquée sans fidèles, une église sans Dieu. Un symbole. Une présence de ce qui n’est plus».
Dès la cinquième page, le ton est lancé. Comment dessiner un monument aux morts? Quel concept pour quelle mémoire? L’artiste découvre la Bosnie en essayant de déceler les traces de l’avant et du pendant pour trouver son inspiration. Celle des auteurs est née il y a de ça quelques années déjà. Les deux compères voyagent de nombreuses fois ensemble et accumulent les images de leurs séjours. Pourquoi la Bosnie? «Je l’ai passionnément aimée, introduit le romancier. C’est un endroit fascinant. Nous y sommes allés plusieurs fois avec Pierre et j’y avais été pour faire des recherches pour mon roman Zone en 2005. C’est un pays passionnant de par son héritage ottoman très présent, de par les transformations qu’il a connues, à travers la guerre, passant de la Yougoslavie à la Bosnie actuelle, détaille-t-il. C’est un pays abandonné par l’Europe, après cette guerre qui n’est pas vraiment terminée». Dans les premiers temps, les deux amis, souhaitant réaliser un livre illustré, n’arrivent pas à lui trouver sa forme. «Ce n’est qu’à force de travail que nous sommes arrivés à ce format, note-t-il.  C’est la première fois que l’image a autant de poids». C’est d’ailleurs par elle que tout commence. Ils en sélectionnent une centaine, passent au texte, puis reviennent à l’image. «Nous avons ainsi fait des allers-retours pendant deux ans. Nous voulions donner une place prépondérante à l’image et ne pas lui conférer le seul rôle d’illustration», souligne-t-il. Une place, donc, largement visible dans ce que l’on pourrait également définir comme un roman-photo où chaque page propose une photographie. Une photographie? Pas tout à fait. «Pierre a utilisé une technique en lien avec la mémoire. Il effaçait toutes les couleurs d’un cliché pour ensuite les ajouter selon ses propres souvenirs». Un procédé donnant à l’image un caractère subtil entre le croquis et la photographie.
«Des traces. J’ai envie de dessiner des corbeaux sur tous les murs. Des corbeaux, des loups, des visages. D’imprimer toute la ville de mes monuments de peinture. Ce sont des inconnus qui honoreront la mémoire des anonymes. Chacun sera porteur d’un souvenir, d’un récit. Partagé sur les murs de la ville. Les corbeaux, les loups, les visages seront là un temps, la mémoire sera vivante… Jusqu’à ce que tout soit oublié… et qu’on passe à d’autres souvenirs».
Attablés à la terrasse du Palm Beach, face au squelette béant de l’hôtel Excelsior et à la rue de Phénicie, jadis artère centrale de la nuit beyrouthine… l’avant, le pendant, l’après et la problématique de la mémoire font sens. Tout sera oublié? «C’est le problème de la mémoire collective, cette mémoire de récits qui sont au départ personnels, songe Mathias Enard. Soit on parle d’Histoire et elle devient anonyme, soit on parle de mémoires personnelles. «De quoi veut-on se souvenir et de quelle façon?», interroge-t-il. «Il y a là un vrai choix. Je crois qu’il faut laisser ce choix à l’ensemble des citoyens, à la société civile. Et ce n’est pas une question simple. Qui doit endosser la responsabilité de la mémoire? Chaque niveau de souvenirs apporte des monuments différents».
L’auteur connaît bien Beyrouth pour y avoir vécu trois ans. Il s’en est inspiré pour deux de ses précédents romans, Zone et La perfection du tigre. A savoir si la capitale libanaise pourrait être l’objet d’une prochaine publication avec Pierre Marquès, l’idée n’a pas encore germé. En attendant, le romancier ne cache pas l’envie de poursuivre une série de livres illustrés dans le même moule sans pour autant retenir le même concept propre à la mémoire. On en redemande!

Delphine Darmency

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