Les vies de papier, c’est un roman fleuve, kaléidoscope, exubérant, poignant. Un livre de Rabih Alameddine, publié aux éditions Les Escales, qui vous happe, vous accroche, sans vraiment savoir pourquoi. Magazine s’est entretenu avec son auteur.
Est-ce l’histoire de Aaliyah, cette Beyrouthine septuagénaire qui voit passer, impassible, les saisons, les guerres et les métamorphoses de son quartier? Est-ce ce foisonnement littéraire, ces innombrables références à une foule d’auteurs et à leurs citations qui ponctuent le texte? Ou est-ce encore l’histoire d’une solitude emmurée dans les livres qui, entre amertume et humour, se lève pourtant chaque matin pour accomplir la seule chose qu’elle aime faire: lire et écrire? Les vies de papier, c’est un peu tout ça et encore plus. Et c’est probablement pour toutes ces bonnes raisons et bien d’autres que le prix Femina étranger lui a été décerné en octobre 2016.
Aaliyah est donc une traductrice qui vit depuis l’âge de 16 ans dans un vieil immeuble avec trois voisines qu’elle ne fréquente pas mais dont elle connaît les histoires à travers les parois de son appartement encombré de cartons de livres et de manuscrits. Pourtant, entre réflexions philosophiques, souvenirs, regrets et de petits évènements qui se produisent dans son quotidien calfeutré, Aaliyah nous captive, nous intrigue et nous émeut.
Contacté par courriel, Rabih Alameddine, ingénieur de formation vivant entre San Francisco et Beyrouth, tente d’élucider l’engouement suscité par son livre en 2016, alors qu’il publiait un nouveau best-seller, The Angel of History.
Est-ce le désir de raconter Beyrouth, d’animer tous ces auteurs cités, de décrire un personnage qui serait son alter ego tant son érudition est poussée? Alameddine est clair: «Aaliyah est tout à fait le produit de mon imagination.
Je l’ai située à Beyrouth parce que c’est la ville que je connais. Je partage beaucoup de ses opinions. Mais comme toujours, ce qui déclenche un livre c’est l’envie, le besoin d’exprimer quelque chose. C’est surtout la question du démembrement qui m’interpelle», explique-t-il. «Le roman traite de la façon dont nous nous adaptons, comment une passion nous aide à fonctionner, à trouver une place dans ce monde. Aaliyah n’appartient pas à sa culture, elle est athée, sans enfant, sans parents, sans mari, elle a trouvé un sens à sa vie alors que la société ne savait pas quoi faire avec une personne comme elle», ajoute-t-il.
LA VALEUR D’UNE VIE
Durant la Seconde guerre mondiale, certains juifs étaient gardés en vie parce qu’aux yeux des nazis, ils étaient utiles à quelque chose, on les appelait les juifs nécessaires. Le grand écrivain et peintre Bruno Schulz a été gardé vivant parce qu’un commandant nazi voulait qu’il peigne la chambre de son fils. C’est la question ultime que je me pose: si quelqu’un n’a pas de talents reconnus, sa vie a-t-elle toujours de la valeur ou chaque vie en elle-même est-elle une œuvre d’art?».
Quoiqu’il en soit, Les vies de papier représente une œuvre d’art en elle-même. Combien de temps a-t-il fallu à l’auteur pour écrire 325 pages truffées de références littéraires? Avec humour, Rabih Alameddine répond: «j’ai voulu être plus rapide qu’avec Hakawati qui m’a pris 8 ans! Une vie de papiers a nécessité quatre ans et demi. Le plus important était de trouver le personnage d’Aaliyah, bien avant de créer les événements du roman.
Il m’a fallu deux ans pour cerner sa personnalité, l’entendre parler et voir comment elle trouvait du sens sans les «béquilles» habituelles qu’offre la vie en société. Comment rester digne quand on est si marginalisé, comment garder le sens de l’humour, comment se considérer, etc.».
De quoi, à l’instar de Rabih Alameddine, tomber amoureux de Aaliyah: «C’est le personnage de mes livres qui m’a le plus emballé. J’aurais aimé lui parler, mais malheureusement je crois qu’elle ne daignerait pas le faire».
Gisèle Kayata-Eid