Ses ouvrages ne se comptent plus et sa plume est toujours aussi puissante. Dans La punition (Gallimard, 2018), l’auteur franco-marocain Tahar Ben Jelloun livre une terrible histoire de jeunesse. Un récit qui se lit avec la peur au ventre, sèchement mais avec beaucoup de violence.
Ils leur faisaient coudre les poches de leurs pantalons pour ne pas s’y réchauffer les mains. Sous le soleil ardent, ils leur faisaient monter des pierres sur la colline pour que d’autres les refassent descendre. Dans la neige, ils les laissaient de 4h à 8h du matin, debout en T-shirt dans la cour.
Ils… Les forces du roi qui, en 1965 à Casablanca, ont réprimé de jeunes étudiants qui manifestaient pacifiquement. 94 jeunes pousses intellectuelles séquestrées dans un camp disciplinaire de l’armée, face à des soldats incultes qui les humiliaient à coups de rasage de tête et de menaces de les envoyer sur un hypothétique front avec l’Algérie. À cette maltraitance physique et psychologique, s’ajoutait la torture mentale: jusqu’à quand?
L’écrivain francophone le plus traduit au monde a mis 50 ans pour parler de ces 19 mois qu’on penserait ne jamais oublier. En entrevue, Tahar Ben Jalloun s’est livré.
Ce livre vient-il tardivement parce qu’il y a eu prescription diplomatique?
Pas du tout. Je sentais le besoin de dire aux jeunes d’aujourd’hui combien ils sont chanceux de pouvoir s’exprimer comme ils le font, notamment sur les réseaux sociaux. C’est aussi pour laisser une trace. Les hommes politiques marocains ont cette fâcheuse habitude de ne pas écrire, à part des journaux intimes ou des biographies. Je voulais revenir sur cette expérience aussi parce que mon histoire personnelle a rejoint l’histoire du Maroc, avec le coup d’Etat en 1971 dont les principaux acteurs étaient tous ceux qui nous avaient maltraités pendant un an et demi.
N’avez-vous jamais pensé écrire plus tôt cette histoire épouvantable, mais en la romançant?
Je pense que la raconter telle que je l’ai fait d’une façon objective, sèche, sans fioriture, était le meilleur moyen de toucher les gens, sans la diluer dans un roman.
Quelle était votre intention première en rédigeant ce livre coup de poing?
J’ai voulu dire que plus jamais cela ne devrait arriver. Que personne ne devrait plus être victime de l’arbitraire. C’est insupportable.
Rédiger, puis aborder le sujet lors de vos interviews aux médias, ravive-t-il à chaque fois la douleur qui était la vôtre durant ces longs mois de détention?
Non. Ce n’était pas un calvaire. On était privé de liberté, on nous maltraitait tous les jours, mais cela n’a rien à voir avec ceux qu’on a jetés dans les prisons, torturés. Puis à 20 ans, on ne reçoit pas les choses comme à 40 ans.
Pourtant vous avez toujours certaines peurs, certaines séquelles, comme «l’insomnie», … le titre de votre nouvel ouvrage.
Oui, quoiqu’il est difficile d’expliquer l’insomnie. Quant à la peur, j’ai surtout peur que le Maroc ne sombre dans le fanatisme. Qu’il soit pris entre fanatisme religieux et dictature militaire. Et c’est une vraie menace.
Le roi a voulu suivre la légitimité démocratique, et les islamistes qui sont au pouvoir se disent modérés (bien que je ne connaisse pas d’islamiste modéré) mais en fait, ils sont d’une incompétence flagrante.
GISÈLE KAYATA EID