Magazine Le Mensuel

Nº 2926 du vendredi 6 décembre 2013

à la Une

A Sad el-Bauchrié. La magnanerie ressuscitée

Dans une rue de Sad el-Bauchrié, l’une des rares magnaneries de Beyrouth a trouvé sa protectrice. Devant l’ancienne bâtisse d’élevage du ver à soie, la pancarte du Festival de Baalbeck n’a pas encore été enlevée. De l’extérieur, quelques tuiles de Marseille et autres pierres apparentes permettent de percevoir un lieu de caractère. A l’intérieur, Michèle Ghanem enchaîne les rendez-vous. La jeune femme, depuis son retour au Liban en 2011, est une organisatrice hors pair et des plus occupées. Adieu marketing en France, bonjour événementiel au Liban. Son défi: redonner vie à la magnanerie familiale.  

La soie et le Liban. C’est une belle histoire d’amour qui débute au IVe siècle avant J.-C., lorsque les Phéniciens donnent une teinte pourpre à la soie. Cette dernière vient à l’époque tout droit de Chine où, trois millénaires auparavant, son procédé de production est découvert et conservé jalousement jusqu’au VIe siècle après J.-C. et l’expédition de deux moines nestoriens envoyés, par l’empereur byzantin Justinien le Grand pour en déceler la technique. C’est chose faite! «Dès lors, la culture du mûrier et l’élevage du ver à soie se développent au Liban et en Syrie», explique Mona Sader Issa, sur le site du Musée de la soie de Bsous.
Dans les documents diplomatiques et consulaires français relatifs à l’Histoire du Liban, on retrouve cette lettre en vieux français, datant du 20 février 1691, adressée par le consul de France à Seyde (Saïda), Sieur Desguesier des Tourres, au comte de Pontchartrain, secrétaire d’Etat. «Du costé de Barut on fait des soyes blanches qu’on appelle barutines qui sont forts fines et dont on faisait autrefois de grosses levées pour envoyer en France. Mais il y a déjà plusieurs années qu’on n’en demande que fort rarement et très peu, relate le consul. Et quoique les Français n’achètent plus de ces soyes, toutes se vendent néanmoins, car les gens du pays achètent tout pour porter à Damas, à Alep et au Caire, où il y a des fabriques qui les emploient pour des étoffes et ils en vendent une partie à Messieurs les Anglais qui résident à Alep. Il se fait encore du côté de Barut et dans les montagnes des soyes jaunes qu’on appelle Chouf dont on faisait aussi autrefois des grandes levées pour la France. Mais à présent, on n’en demande plus parce qu’elles sont trop chères ici et à bas prix en France». (sic).
 

Les mystères d’une magnanerie
Mais ce n’est que plus tard que la réputation du Liban s’est forgée dans la sériciculture, au XIXe siècle. En 1841, la famille Portalis installe au Chouf la première magnanerie du Liban. L’industrie de la soie bouleverse alors les mœurs et bien plus. Selon Mona Sader Issa, les femmes vont pour la première fois quitter leur foyer et travailler en tant que fileuses. Le transport des cocons ou de la soie du port de Beyrouth vers Marseille à bord des bateaux sera à l’origine de la création des agences de transport maritime au Liban et les opérations d’octroi de prêts aux acteurs de l’industrie engendreront l’ouverture de la première banque au Liban. De plus, la présence des soyeux français, venus initier les locaux à leur savoir-faire, «aura aussi pour résultat la création, à Beyrouth même, de la célèbre université Saint-Joseph, filiale, à l’origine, de l’Université de Lyon, ainsi que, la fondation des écoles privées par les congrégations catholiques. La soie aura introduit de la sorte, la langue française au Liban», ajoute-t-elle. Si peu! La production de la soie dans cette période représentant 50% du PNB libanais.
Du côté de Sad el-Bauchrié, si l’histoire de la magnanerie réserve encore bien des mystères, Michèle Ghanem en écrit les pages les plus récentes. D’une superficie atteignant, jadis, quelque 25 000 à 30 000 m2, il ne reste plus aujourd’hui que 5 000 les plus intéressants. Construit au XIXe siècle comme 200 autres congénères au Liban, le complexe laisse découvrir une architecture typiquement ottomane.
Le lien étroit entre la magnanerie et la famille Ghanem se tisse dans les années 60, lorsque Dib, le grand-père de Michèle, tombe amoureux du lieu au point d’en devenir propriétaire. Un vrai coup de cœur! «Il avait des usines dans le quartier, il s’en est alors servi pour stocker du matériel, raconte-t-elle. La magnanerie, alors propriété de la famille Tabet, n’était plus depuis un demi-siècle une filature de soie, elle était déjà transformée en usine à tabac». Au début de la guerre civile, la famille Ghanem quitte le Liban, les portes de la magnanerie se ferment alors pendant plus de trente ans. «Lorsque je suis revenue au Liban, il y a deux ans et demi, je me suis dit: pourquoi ne pas essayer d’en faire quelque chose, relève Michèle. Ce lieu appartient au patrimoine du Liban, à l’Histoire du pays. Nous savions dès le départ que nous ne voulions pas le vendre, mais le préserver. Notre première préoccupation a été de restaurer en priorité ses fondations. Et pour financer ces travaux, il fallait développer une activité rentable qui puisse aussi faire revivre le lieu». Un grand défi qui motive la jeune femme, épaulée par sa famille, un mot d’ordre: faire de la magnanerie un lieu polyvalent. «Nous ne souhaitions pas devenir la énième usine à mariage, souligne-t-elle. Je voulais qu’il y ait une âme». Si le lieu devait accueillir nombre d’événements d’entreprises, la culture aurait également sa place dans une volonté d’ouverture. «A la base, l’événementiel n’est pas mon domaine; en France, je travaillais dans le marketing et, d’autre part, je n’avais jamais évolué professionnellement au Liban, précise-t-elle. Je me suis demandé si mon projet allait prendre». Michèle fait alors appel à des professionnels ayant déjà une très bonne expérience du terrain. «Ils sont tous tombés amoureux du lieu et m’ont vivement encouragée à poursuivre le projet». L’aventure pouvait enfin commencer.

 

Les étapes de la rénovation
La première phase de rénovation, orchestrée par le bureau 4B architects a duré plus de six mois. «Les travaux sont loin d’être finis, lance-t-elle. Nous avançons par étapes, pour nous permettre de faire vivre le lieu, mais également de financer la suite de nos projets. Il faut savoir que rénover du vieux coûte une fois et demie plus cher que de construire un grand immeuble moderne destiné à être vendu par appartements. C’est une véritable bataille, assure la jeune femme. Nous ne collaborons qu’avec des artisans qui savent encore travailler la pierre à l’ancienne. Nous ne voulons pas de restauration bling- bling. La magnanerie gardera toujours son aspect brut, ce qui fait d’ailleurs tout son charme».
Si le lieu possède cinq bâtiments et trois niveaux de jardins, l’attention de prime abord se concentre sur l’édifice principal, le plus long, la Silk Factory. «C’est là où jadis se déroulait le coton, explique-t-elle. Ses 480 m² peuvent accueillir 500 personnes pour une conférence ou 300 convives avec buffet et piste de danse». A cela s’ajoutent «la petite maison» et d’autres structures consacrées aux cuisines et aux sanitaires. Quant à la maison aux arcades, appartenant jadis aux maîtres d’ouvrage, elle est pressentie pour bénéficier des prochains travaux d’aménagement, ayant déjà été rénovée au niveau de la façade et de l’éclairage. Des aménagements donc mais uniquement pour la rendre fonctionnelle. Les propriétaires tiennent à laisser les lieux aussi neutres que possible pour en garder l’âme et permettre à leurs clients de pouvoir s’approprier la magnanerie à leur guise. Une carte blanche précieuse pour la polyvalence souhaitée, conditionnée bien sûr par un souci de préservation du lieu. Pas question d’y laisser sa trace.  

 

Elle accueille le Festival de Baalbeck
Si, aujourd’hui, la magnanerie a accueilli déjà une quinzaine d’événements: fêtes de fin d’année, conférences, mariages, lancements de produits, galas, tournages de pubs, émissions TV ou autres dîners, sa pépite d’or reste le Festival de Baalbeck qui a eu lieu dans son antre en août dernier. «Cela a été notre chance dans la malchance nationale», relève-t-elle. Les troubles qui secouent le Liban ayant poussé les organisateurs du festival à se délocaliser pour la première fois hors des ruines de la cité antique pour se rapprocher de Beyrouth. «J’imagine qu’ils avaient une liste de contraintes, reprend Michèle Ghanem. Ils souhaitaient choisir un lieu inconnu qui n’ait pas été encore marqué d’un événement particulier». Pour ses premiers pas dans l’événementiel, la jeune femme s’en sort comme une chef. Cependant, «chaque événement reste un défi, assure-t-elle. La magnanerie c’est un peu comme un gros bébé très attachant, mais également encombrant. Je me réveille parfois la nuit, des idées en tête. Mais c’est un projet qui me parle beaucoup. Il m’a fait aimer mon pays. Certains de mes amis me disent que je me suis réconciliée avec ma moitié, devenue épanouie et complète», déclare-t-elle.
Des idées, elle en a donc plein pour sa progéniture, comme l’atteste sa volonté de donner à la magnanerie une touche culturelle en accueillant par exemple des expositions. Pourquoi pas également des projets éphémères, des librairies aux cafés et restaurants, couplés le temps d’une semaine ou d’une saison. A suivre… 


Delphine Darmency

Related

Rohani ou Khamenei. Le dilemme iranien

Recrutements abusifs. Une administration coûteuse et pléthorique

La Bohème clôture le Festival de Beiteddine. La magie d’une dernière nuit

Laisser un commentaire


The reCAPTCHA verification period has expired. Please reload the page.