L’économiste Roy Badaro livre à Magazine ses observations sur la croissance, préconisant des réformes qui épousent la culture du pays.
Est-ce que la crise s’accélère?
Le bateau tangue, si ce n’était une résilience due à nombre de facteurs politiques. Le déficit budgétaire et la croissance de la dette pèsent lourdement sur la croissance. Mais le Liban s’est forgé une économie atypique, focalisée sur un taux de change fixe. Ce faisant, l’Etat démissionne de sa mission prioritaire qui est celle de la création d’emplois durables et soutenus. On se félicite des transferts de fonds des expatriés alors que si ces derniers étaient restés au Liban, leurs apports auraient été supérieurs à 7 ou 8 milliards de transferts par an. Il y a un manque de vision flagrant, tout le monde est aveuglé par l’analyse du «mainstream économique». L’économie n’est pas seulement une projection de chiffres mais repose aussi sur des piliers philosophiques et des fondements moraux et éthiques. Elle doit être au service de l’Homme et pas le contraire.
Que pensez-vous des différents taux de croissance avancés par les organisations internationales et les économistes?
Il n’y a pas d’estimation de taux réel de la croissance compte tenu de l’absence de comptes nationaux précis et de l’existence d’une économie informelle qui fausse tout calcul du PIB. Cette économie informelle est estimée par les organisations internationales à 30%, un taux que je considère loin de la réalité. Il est impératif de calculer les taux de chômage et d’émigration, ce que les officiels ont toujours rechigné à faire. L’Administration centrale des statistiques doit être renforcée pour parler économie de manière scientifique.
La conférence CEDRE aura-t-elle lieu alors que le Liban est dans une phase préélectorale et en l’absence de réformes?
Certes, CEDRE aura lieu avant les élections, mais les fonds qui seraient collectés ne dépasseraient pas les 6 milliards $. Ces fonds seraient répartis suivant différentes sources tels le partenariat public privé, les dons et prêts et d’autres. Leur octroi sera assorti de conditions ex ante/ex post. Il y a une forte volonté politique de la communauté internationale de préserver la stabilité du Liban, du fait qu’il se trouve à un endroit sensible du Levant. La France trouve son intérêt dans le modèle libanais comme prolongement de sa présence d’ancien mandataire, les Etats-Unis souhaitent garder le Liban dans la mouvance occidentale et l’Iran, comme la Turquie, essaient d’avancer leurs pions. A chaque fois que nos réserves s’épuisent, il se trouve une conférence internationale pour venir en aide au Liban. La patrie souffre et profite en même temps de cette dichotomie entre un certain monde occidental libéral et un monde iranien persan.
Quid des réformes ?
A priori, je préconise un débat sociétal au sein du Conseil économique et social afin que les différentes composantes du Liban conviennent d’une vision consensuelle sur tous les sujets socioéconomiques et environnementaux. Par ailleurs, je recommande un séquencement des réformes indépendamment de leur contenu, dans le sens où il y aura un cheminement à suivre au niveau de leur implantation. Par exemple, il faudrait réformer la gouvernance du secteur public, le marché du travail, améliorer le pouvoir d’achat de la classe moyenne en concomitance avec la productivité des forces actives, revoir profondément la fiscalité abusive et enfin s’attaquer à reformuler la politique monétaire. Il ne faudrait surtout pas toucher au taux de change, mais préférer préparer le terrain afin que cette réforme soit la résultante des forces du marché. Dans un régime parlementaire, les réformes sont lentes et consensuelles alors que dans un régime présidentiel, les réformes sont rapides mais peuvent entraîner le pays rapidement vers le meilleur comme vers le pire. Les paradigmes économiques évoluent rapidement.
Liliane Mokbel